Le credo d’un passeur

Le responsable du cinéma le Méliès à Pau, Jean Jacques Ruttner, risque d’être évincé alors que la qualité de son travail est reconnue. Il privilégie les films économiquement dominés, dans un esprit d’ouverture, et les échanges fructueux avec les spectateurs.

Christophe Kantcheff  • 5 juillet 2007 abonné·es

Certes, l’affaire est locale. Elle se déroule à Pau (Pyrénées-Atlantiques). Jean Jacques Ruttner, directeur depuis sept ans du cinéma le Méliès, situé en centre-ville, est sur le point d’être évincé. Mais, en matière d’exploitation indépendante, c’est-à-dire de rencontre entre les spectateurs et un choix de films non dicté par le box-office, chaque responsable de salle compte, surtout quand il est dynamique, courageux et porteur d’un projet garantissant la diversité culturelle. Jean Jacques Ruttner est de ceux-là, son action et sa réflexion en témoignent. Son éviction du Méliès aurait des allures de défaite, parce qu’elle représenterait un nouveau recul pour la vitalité du cinéma.

Les circonstances qui risquent d’entraîner son départ sont attristantes et ubuesques. « À un moment donné, poussé à bout et n’en pouvant plus, j’ai envoyé une lettre de démission, seule façon de m’en sortir , explique Jean Jacques Ruttner. Le président du conseil d’administration du Méliès, qui, par ses méthodes, m’avait poussé à écrire cette lettre, a, peu de temps après, été radié et remplacé. J’ai expliqué alors que je n’avais plus aucune raison de partir et que je reprenais ma démission. En dépit de cela, on m’a dit : « Non, tu t’en vas. » » Une situation où la logique juridique pourrait déboucher sur un gâchis, si elle prenait le pas sur l’intérêt culturel et collectif.

L’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid) et la Société des réalisateurs de films (SRF) ne s’y sont pas trompées. Rapidement, elles ont initié une pétition de soutien [^2] qui, à l’heure actuelle, a recueilli la signature de 90 réalisateurs ou professionnels du cinéma, d’Agnès Jaoui et Jean Paul Civeyrac à Denis Gheerbrant et Olivier Zabat, et de Christian Vincent et Nicolas Klotz à Marie Vermillard et Pierre Carles. Plusieurs de ces cinéastes ont un jour ou l’autre été accueillis au Méliès par Jean Jacques Ruttner et son équipe, et chacun a pu mesurer la qualité du travail effectué, aussi bien du point de vue de la mise en valeur de leurs films que des échanges avec les spectateurs. Comme dit l’un des signataires, Jacques Vigoureux : « Si on ne signe pas pour Jean Jacques Ruttner, alors on ne signe pour personne. »

Jean Jacques Ruttner ne s’attendait pas à cette mobilisation. La plupart des cinéastes signataires et lui-même partagent cependant des objectifs : s’engager pour des oeuvres qui ne dominent pas le marché, essayer de trouver des moyens pour qu’elles soient vues, travailler à ce que la rencontre avec les spectateurs ait lieu. « Si les gens savent que Spiderman existe, dit-il, ce n’est pas parce que le film est bon. C’est parce qu’il y a de l’argent derrière, qui permet sa promotion. Si ce même public ne sait pas que Ça rend heureux *, le film de Joachim Lafosse, existe, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’argent pour le faire connaître. La qualité des deux films n’a rien à voir avec cela. Je ne dis pas que les films les plus riches sont mauvais, et que les plus pauvres sont bons. Je me place simplement au plan d’une discrimination économique. Or, évidemment, parmi ceux qui n’ont pas les moyens de se faire connaître, plusieurs sont bons, voire excellents. »*

Ainsi, la salle de cinéma peut jouer un rôle qui relève quasiment d’un service public en termes d’accès aux oeuvres et de débats sur les films. D’autant que les déficiences de la presse sont criantes en la matière, qui plie toujours plus sous l’injonction promotionnelle et réduit la place de la critique.

La pétition de l’Acid et de la SRF souligne les « choix exigeants » de Jean Jacques Ruttner, en même temps que ses « goûts éclectiques » et l’absence d’esprit de « chapelles idéologiques » dont il fait preuve. Ainsi, le Méliès a programmé durant l’année écoulée, et ceci à titre d’exemple, Honor de Cavaleria d’Albert Serra, ou les Lip, l’imagination au pouvoir de Christian Rouaud, mais aussi Lady Chatterley de Pascale Ferran, Dans Paris de Christophe Honoré, ou encore le Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee. </>

« Le spectre est large , dit Jean Jacques Ruttner. Je ne crois pas être lié à une seule idée du cinéma. Personnellement, je peux aimer tous ces films. Je bâtis une programmation en fonction de certaines exigences, relatives à la question de la discrimination économique, notamment, tout en gardant cette ouverture. Une salle de cinéma n’appartient pas qu’à son programmateur. Elle appartient à ses spectateurs avant tout. Et aussi à une équipe. Je discute beaucoup avec mes collaborateurs. Il m’est arrivé de mettre en avant des films qui n’emportaient pas ma conviction, mais cela me paraissait logique et cohérent par rapport au projet global du Méliès. »

Jean Jacques Ruttner insiste aussi sur les différences d’approche que nécessitent ces films quand il s’agit de les présenter au public. « Ils ne vont pas provoquer une même adhésion , précise-t-il. L’important, c’est d’être clair par rapport à cela, pour ne tromper ni les réalisateurs ni les spectateurs. » La confiance est manifestement au rendez-vous. Le public du Méliès est nombreux, et l’un des trois ou quatre gros succès de l’année a été Lady Chatterley (avant la consécration des césars, bien entendu). Jean Jacques Ruttner démontre ainsi que l’exigence rime bien avec affluence.

Également responsable des Rencontres du cinéma français, qui auront lieu à Pau pour la cinquième année fin septembre, Jean Jacques Ruttner pourra continuer à s’en occuper : la manifestation est indépendante de la salle de cinéma. Elle en est cependant un riche complément, d’autant que le cinéma français occupe 40 % de la programmation du Méliès ( « Ici, c’est un cinéma de conviction , dit-il, et non de résistance, comme il est trop souvent caractérisé par rapport au cinéma américain » ). Les Rencontres mêlent une trentaine de courts à une quinzaine de longs métrages, sans hiérarchisation. Elles forment ainsi une sorte d’instantané de la production, tout en portant la marque de leur maître d’oeuvre.

Dans quelques semaines, Jean Jacques Ruttner sera peut-être officiellement écarté du Méliès. Ceux qui en endosseront la responsabilité finiront peut-être par le regretter. Mais, pour eux, et surtout pour les spectateurs de Pau et de ses environs, ainsi que pour les défenseurs du cinéma dans sa diversité, ce sera trop tard.

[^2]: À consulter sur le blog des rédacteurs de Politis : .

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