La fabrique d’un pouvoir

La division du travail n’est pas une conséquence de la technique, mais un rapport de domination instauré par le capital, soulignait Marx. Petit tour d’horizon de l’assujettissement de l’ouvrier au processus de production, jusqu’à la sous-traitance.

Bruno Tinel  • 13 septembre 2007
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De la manufacture à la fabrique, une inversion a donc eu lieu : « Dans la manufacture, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine » (Marx). Dans la manufacture, les ouvriers détenaient encore collectivement la maîtrise du métier, qu’ils avaient perdue individuellement ; mais, par la subordination à la machine, tout contrôle ouvrier du procès de production est définitivement perdu au profit du capital. Par la division parcellaire du travail, le capital s’approprie la connaissance du procès de production. Par le machinisme, il s’approprie définitivement son contrôle. Jusque-là, le capital dépendait du savoir-faire de l’ouvrier spécialisé, c’est-à-dire des moyens subjectifs de production. Au contraire, avec la fabrique, le travail se simplifie à l’extrême. Le travailleur est rendu dépendant des moyens de production objectifs que lui oppose le capital. La fabrique contribue non seulement à réduire le salaire par l’indifférenciation des tâches, déjà simplifiées par la manufacture, mais aussi à rendre la main-d’oeuvre objectivement dépendante du capital au sein même du procès de production. La division du travail dans la sphère de la production n’est pas la conséquence de la technique. On peut dire, avec Marx, qu’elle est le moyen par lequel s’affirme un certain type de rapports sociaux. Il en va de même pour l’ensemble de l’organisation du processus de travail. La technique n’est pas elle non plus tombée du ciel, elle est en partie produite et mobilisée par le capital pour s’approprier le savoir ouvrier et rendre le travailleur techniquement dépendant. Avec ce que d’aucuns nomment le « capitalisme cognitif », le processus d’appropriation/expropriation se poursuit aujourd’hui à vive allure dans le domaine de la connaissance et de l’information par une instrumentalisation très poussée des savoir-faire intellectuels tacites, sous couvert d’autonomie.
____Ce mouvement de simplification des tâches, de standardisation et de mécanisation, initié au XIXe siècle dans l’industrie, s’est ensuite approfondi, par le taylorisme et le fordisme, et étendu aux services au cours du XXe siècle. Cette généralisation et cet accroissement vertigineux de la puissance du capital, subordonnant réellement la main-d’oeuvre et contrôlant ses moyens de subsistance comme jamais auparavant, a suscité face à elle l’émergence d’une puissance salariale elle aussi inédite dans l’histoire. De cette lutte sortiront un certain nombre de compromis sociaux destinés à compenser les pertes du salariat en matière de contrôle du procès de travail par des avantages matériels et des protections de plus en plus étendues : assurances sociales contre les risques majeurs (accidents du travail, vieillesse, chômage, santé…), allocations familiales, droit du travail, etc. Durant les Trente Glorieuses, les compromis favorables au travail devinrent d’autant plus patents à la fin des années 1960 que le plein emploi était atteint depuis près de vingt-cinq ans.</>
____Où en est-on aujourd’hui ? Les conditions de travail ne sont-elles pas bien meilleures qu’à l’époque du taylorisme de masse, il y a trente ans ? Les salariés n’ont-ils pas gagné en autonomie et en contenu de travail, lequel deviendrait de plus en plus intellectuel ? Ces thèses en vogue aujourd’hui sont sujettes à caution. Si le capital a en apparence lâché du lest en matière d’autonomie, c’est qu’il parvient à contrôler le procès de travail par des moyens différents, non moins efficaces. En outre, il serait erroné de croire que le taylorisme a disparu : dans l’industrie comme dans les services, des millions d’hommes et de femmes travaillent encore aujourd’hui dans un cadre taylorisé. La réduction du nombre d’échelons intermédiaires dans les lignes hiérarchiques a été permise par une mobilisation des nouvelles technologies, lesquelles sont venues en partie remplir une fonction de surveillance et de contrôle effectuée jusque-là par des agents de maîtrise, objectivant encore davantage la hiérarchie interne dans des process , des organigrammes, des procédures organisationnelles, des normes, des certifications, des dispositifs informatiques etc. […]</>
____Dès qu’il en eut la possibilité, à partir de la fin des années 1970 à la faveur du retour du chômage de masse, le capital entreprit de contourner les acquis du compromis fordien (acceptation du taylorisme contre augmentations salariales régulières calquées sur les gains de productivité) par la mise en concurrence des emplois stables et correctement protégés avec des emplois dévalorisés et instables, créés de toutes pièces pour réduire les coûts salariaux en « externalisant » les activités, soit dans des petites entreprises sous-traitantes locales, soit dans des pays moins avancés, où le niveau de salaire et de protection sociale est plus bas. Le capital semble, certes, se hiérarchiser et se fragmenter, mais, face au travail, il garde le même cap : dans la lutte incessante qui oppose les capitalistes entre eux, le preneur d’ordre est en quelque sorte créé par la demande qui émane du donneur d’ordre pour embaucher du travail dans de moins bonnes conditions et ainsi contourner les conquêtes salariales permises par l’État social. Ces transformations ont des effets bien réels, elles agissent à la baisse sur le salaire et sur les conditions de travail. </>
____Comme l’ont montré récemment Julie Valentin et Nadine Thévenot (CES-Matisse, Paris 1), la sous-traitance, en substituant une relation commerciale entre donneur d’ordre et preneur d’ordre à du travail direct, permet en effet au capital de se défaire plus facilement de la main-d’oeuvre puisque celle-ci est formellement considérée du point de vue du donneur d’ordre comme ne relevant pas du droit du travail ; le salarié en sous-traitance intériorise cette facilité de licencier pour le capital donneur d’ordre, par le truchement d’une rupture de contrat de sous-traitance ou d’une absence de renouvellement (tout ceci se résumant par la « contrainte du marché » que ne manquera pas d’invoquer le capital preneur d’ordre pour pressurer ou licencier effectivement sa force de travail), ce qui augmente le pouvoir de discipline du capital sur la main-d’oeuvre et accroît donc encore davantage la subordination. De ce point de vue, la sous-traitance, en augmentant le pouvoir de discipline du capital, représente une nouvelle modalité dans le processus de subordination du travailleur au capital entamé depuis la révolution industrielle.</>

Bruno Tinel est maître de conférences à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et membre du laboratoire CES-Matisse. Il a publié À quoi servent les patrons ? Marglin et les radicaux américains, ENS éditions, 2004.
Temps de lecture : 5 minutes
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