La Question humaine ou le retour du refoulé

« La Question humaine » est un film sur la résonance entre la langue nazie dans l’entreprise de destruction des juifs et celle du capitalisme. Malgré quelques pesanteurs, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval ont réussi une œuvre vivante.

Christophe Kantcheff  • 13 septembre 2007 abonné·es

La Question humaine est l’adaptation à l’écran du récit éponyme de François Emmanuel. Sa parution (chez Stock), en 2000, avait déclenché une brève polémique car certaines âmes sensibles s’étaient émues que le livre puisse tisser des liens entre le processus de destruction des juifs et les formes d’organisation imposées par le capitalisme. Cette thèse n’est pourtant pas nouvelle (Voir aussi le texte d’Enzo Traverso qui retrace notamment l’historique de cette thèse) ni en aucun cas provocatrice.

Illustration - La Question humaine ou le retour du refoulé


Mathieu Amalric incarne Simon, psychologue d’entreprise ébranlé par les échos de l’Histoire. DR

Ce n’est donc pas le fruit du hasard si le titre, la Question humaine , résonne avec un autre, l’Espèce humaine , de Robert Antelme, livre majeur sur l’expérience des camps. L’une des ambitions de la Question humaine , réalisé par Nicolas Klotz et écrit par Élisabeth Perceval, se situe d’ailleurs là : dévoiler les jeux de résonances qui existent, notamment entre différents registres de langage. Ces résonances sont d’abord à prendre au premier sens du terme : elles sont sonores. Autrement dit, la parole, et aussi la musique, joue dans la Question humaine un rôle forcément capital.

Pour transposer la Question humaine , dont la langue est le sujet et l’objet travaillé, il faut croire dur comme fer dans les possibilités du cinéma, avoir une confiance inébranlable dans sa capacité à figurer, à incarner. Chez Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, témoigne de cette foi l’épure qui caractérise leurs films. Sans doute faut-il y voir la trace d’une économie réduite (d’autant plus réduite qu’aucune chaîne hertzienne n’a souhaité soutenir la Question humaine ). Mais elle est surtout le fruit d’une rigueur esthétique sans concession, qui se focalise sur l’essentiel, sans égard pour la reconstitution d’une pseudo-réalité décorative, ce naturalisme d’aujourd’hui.

Quelques séquences suffisent, par conséquent, pour situer le personnage principal et l’environnement professionnel dans lequel il évolue. Employé comme psychologue de l’entreprise SC Farb, dont la maison mère est située en Allemagne, Simon a participé à la réalisation du dernier plan social, entraînant le départ de plus de la moitié du personnel. Sûr de ses méthodes « rationnelles » de management et de sélection, Simon évolue à merveille dans l’univers des jeunes cadres qui se ressemblent tous, et sur lesquels il peut exercer son art, c’est-à-dire son pouvoir.

Mais, alors que Violence des échanges en milieu tempéré , de Jean-Marc Moutout, sur un sujet voisin, était un film horizontal, dont l’efficacité reposait sur la capacité à saisir une situation sociale cruelle et déchirante à un instant « T », la Question humaine suit un mouvement vertical. Le film est comme troué par le reflux de l’Histoire, et Simon rattrapé par un poids beaucoup plus lourd que celui des exigences d’une brillante carrière. C’est d’ailleurs Mathieu Amalric qui prête ses traits à Simon, un comédien trop complexe pour lui demander de ne jouer qu’un seul état­ la solidité ou la servilité ­ de bout en bout>

Ce retour du refoulé historique est déclenché par une enquête confidentielle commandée à Simon par un des dirigeants de l’usine, Karl Rose (Jean-Pierre Kalfon), sur la santé mentale du grand boss , Mathias Jüst (Michael Lonsdale). Ce faisant, Simon est comme attiré dans les entrailles d’un enfer que lui ouvrirait Karl Rose. Les séquences entre les deux hommes sont peu nombreuses, mais suffisamment inquiétantes. Filmé le visage à demi caché ou mangé par l’ombre, Jean-Pierre Kalfon fait ainsi songer à un personnage maléfique, à la Fritz Lang.

Michael Lonsdale, lui, joue un Mathias Jüst beaucoup plus insaisissable. Lonsdale insuffle à ce patron inflexible et ombrageux, rongé par le souvenir d’un père complice du meurtre en série des juifs, mais déresponsabilisé, une folie presque acceptable. On entend aujourd’hui cette rumeur bizarre selon laquelle la France manquerait d’acteurs. Michael Lonsdale, aussi grand qu’un Michel Simon, imprévisible et inventif à chaque plan, démontre le contraire. On lui adjoindra d’ailleurs l’intégralité du casting de la Question humaine , (notamment Valérie Dréville, Édith Scob, Lou Castel, avec Kalfon et Amalric).

Le hiératisme des séquences dans l’entreprise ou entre Mathias Jüst et Simon, qui ont leur équivalent dans le récit de Pierre Emmanuel, tranche avec le filmage plus libre (ce qui signifie donc aussi plus chaotique, moins systématique) des séquences qui n’appartiennent qu’au scénario. C’est là que les sentiments, les pulsions, la violence de Simon, dissimulés autant que possible à l’usine, trouvent à s’exprimer. Pour mieux l’incarner, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval ont imaginé une vie affective à Simon, qui balance entre une collègue blonde (Delphine Chuillot) et une amoureuse brune et touchante (Laetitia Spigarelli). Mais une fois que les découvertes de Simon le font basculer dans l’intranquillité et l’effroi, ces « à-côtés » sentimentaux semblent embarrasser les auteurs, qui y mettent sèchement un terme. C’est là une (mauvaise) tentation du film : celle de se refermer sur son sujet, au risque de se laisser étouffer par lui.

Quand Simon lit des textes, transmis par Rose ou Jüst ou par un énigmatique expéditeur, l’amenant à faire l’analogie entre le vocabulaire du capitalisme, dont il est un vaillant petit capitaine, et celui du nazisme, Nicolas Klotz choisi de le montrer seul, en voix off ou in. Ce choix n’est pas en cause, au contraire. Non seulement parce que les mots occupent à juste titre tout l’espace, mais parce que les lames qui déchirent alors l’esprit et la chair de Simon deviennent visibles . Ainsi en est-il avec cette note de 1942, issue de la bureaucratie nazie, point nodal du film comme du livre, qui détaille les améliorations à apporter au dispositif d’élimination des juifs par gazage dans un camion, sans qu’une seule fois ne soit employé le mot « juif », ni même un de ces termes alors communément utilisés relevant du lexique antisémite : le texte n’est qu’une suite de descriptions techniques. En revanche, qu’un personnage explicite ensuite longuement ce qui a été montré paraît inutile, sinon d’un didactisme pesant.

Mais la Question humaine n’est pas dénué de moments de grâce et de surprise. Ils attestent que le film a su rester suffisamment ouvert, disponible aux intrusions. Intrusion de l’irrationnel (opposé au rationnel des systèmes de mort ou d’exploitation), avec l’exécution d’un tour de magie auquel se livrent deux personnages en compagnie de Simon, et qui déclenche l’un de ses rares sourires. Intrusion de l’émotion, en particulier avec un chanteur de flamenco, première séquence à bousculer la solennité des champs-contrechamps.

La musique est ici plus qu’un révélateur, et son utilisation est l’une des belles réussites du film. Nous disions plus haut combien la Question humaine était le lieu de résonances. Qu’il s’agisse de la violence de Simon qui éclate lors d’une rave, ou du gouffre qui s’ouvre en Mathias Jüst lorsqu’il réentend une interprétation du quatuor à cordes dont il avait eu l’initiative à la SC Farb et dans lequel il jouait, la musique entre en résonance avec un personnage et ses démons. Comme s’il y avait en chacun d’eux une ligne mélodique rencontrant, parfois, un écho extérieur. Inutile de préciser que cette ligne est le plus souvent brisée, hachée, fractionnée. La Question humaine pose aussi le constat d’un monde en ruine.

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