Tribune / Le parti pris de l’étranger

SDF, sans-papiers, toxicomanes, chômeurs… il est de la responsabilité et du devoir du médecin, libéral ou hospitalier, de recevoir tous les patients, rappelle Georges Federmann. Et de lutter contre le réflexe qui consiste à renvoyer certains vers les urgences ou les praticiens bénévoles.

Georges Yoram Federmann  • 30 avril 2008 abonné·es

« IL N’Y A PAS D’URGENCE mais des médecins pressés », a-t-on coutume de dire pour décrire l’exercice médical. C’est vérifiable pour l’immense majorité des consultations. Mais comment faire pour accueillir, au cabinet, en médecin de famille, « en continu », les patients marginalisés, pas toujours solvables, comme les SDF ou les « sans-papiers », qui ne bénéficient pas nécessairement de la CMU ou de l’AME ? Il s’agit alors notamment de repérer leur inscription dans un rapport au temps qui leur est propre et vital, et qui impose aux médecins de les recevoir sans rendez-vous. Un sacré défi pour les spécialistes et l’occasion d’un retour pédagogique au serment d’Hippocrate – « Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent » – et à la prière de Maïmonide (XIIe siècle) – ­«  O Dieu, soutiens la force de mon cœur pour qu’il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche  ».

Comment compléter les propositions, au Premier ministre, du député du Pas-de-Calais André Flajolet ( le Monde du 16 février), destinées à favoriser la rupture avec l’exercice solitaire de la médecine et à encourager le travail en réseau ?

Je considère que le médecin , libéral ou hospitalier, reste encore en France dépositaire d’une mission sociale qui consiste à favoriser l’accès aux filières de soins pour toute personne vivant sur le territoire de sa cité, en continu. Or, cet accès peut être entravé par de nombreux obstacles financiers, administratifs, juridiques et socioculturels. Le médecin doit alors lutter contre ce réflexe qui consisterait à oublier sa responsabilité et son devoir d’accueillir, dans son cabinet, certains patients, et de les renvoyer vers les urgences hospitalières ou les praticiens de structures bénévoles comme Médecins du Monde. Là, en effet, à chaque visite, l’usager doit exprimer ses plaintes, à nouveau, à un interlocuteur différent sans pouvoir s’appuyer sur le sentiment rassurant d’avoir en face de lui « une oreille » qui s’est familiarisée avec « son histoire » et son rapport au temps, cyclique (le temps de la nature et de ses révolutions) ou linéaire (le temps des hommes et du caractère irréversible de leur histoire).

Nous sommes confrontés d’emblée, extrêmement brutalement, à une violence symbolique dont la responsabilité nous incombe, à nous les quatre mille médecins libéraux de l’agglomération strasbourgeoise. Car nous ne voulons pas voir certains visages de la misère et acceptons que des patients (qui souffrent à nos portes et qui pourraient bénéficier de la continuité de nos soins et de notre attention) ne parviennent pas à écrire leur histoire médico-sociale.

En effet, le médecin libéral a admis trop souvent que ces patients ne font plus ­partie de son champ de compétence, et force est de constater que certaines « catégories » ­d’usagers dépendent entièrement des associations caritatives ou de l’assistance ­hospitalière.

Sont victimes de cet état de fait les personnes sans domicile fixe ou en situation irrégulière, surtout lorsque leur état impose des prescriptions, des examens et des traitements réguliers ; les chômeurs (qui ne bénéficient plus de la médecine préventive du travail) ; de nombreuses mères célibataires ; les personnes au niveau du seuil de pauvreté ; les toxicomanes ; les travailleurs de force immigrés victimes d’accident du travail dont les conséquences psychiques sont parfois sans commune mesure avec le caractère en apparence anodin du traumatisme en cause.

Tous ces usagers qui vivent à nos portes, dans nos banlieues, sont les principales cibles et victimes des menaces sociales, psychologiques et politiques qui se traduisent par des difficultés d’accès au logement, au travail, aux soins médicaux, aux conseils juridiques et à la régularisation de titre de séjour, dans un « monde » de plus en plus riche ou l’ultralibéralisme a remplacé le politique et l’éthique médicale.

Comment pourrions-nous soutenir , nous médecins libéraux, notre incapacité à reconnaître ces souffrances dues à l’atteinte des « liens sociaux » (précarisation du salariat, menaces sur la Sécurité sociale, délocalisations, dégraissages de personnels dans les sociétés anonymes… faisant des bénéfices), sauf à être prisonniers nous-même d’une pathologie liée au rapport au temps qui nous aveuglerait à force de nous pousser à la précipitation (la durée moyenne d’une consultation de généraliste ­n’excède pas dix minutes). Et à intégrer une sorte de fantasme de toute-puissance qui consisterait à contrôler la douleur, les émotions, l’inconfort et même la mort, par la grâce du progrès technique et de la recherche pharmaceutique sans prendre conscience que ce serait au prix du renoncement à l’écoute…

Écoute qui nous conduit à être le dépositaire privilégié des états d’âme, de l’expression de la subjectivité et de la faillibilité du prochain et du lointain dans le cadre de la vie de la Cité. Le regard de l’autre oblige, comme ­l’évoque Lévinas.

Nous acceptons alors de (re)devenir une sorte de compagnon de route sur le chemin de la vie, une sorte de médecin de famille en continu, étant bien conscients que nos efforts doivent se porter sur la prévention, puisque environ 60 % des déterminants intervenant dans l’amélioration de la santé relèvent de facteurs d’environnement physique, social et psychologique, alors que 10 % dépendent du système de soins et 30 % des facteurs biologiques.
Ce faisant, j’affirme que les médecins ont une responsabilité civique et spirituelle.

Au total, il s’agit pour le médecin libéral de sortir de la logique du paiement à l’acte et de rendre au patient sa fonction centrale dans le système de soins. Faisons le pari qu’il évite de l’orienter vers les urgences hospitalières ou Médecins du Monde et qu’il sollicite son propre réseau de correspondants en cas de besoin d’examens complémentaires ou de prescriptions médicamenteuses.

À Strasbourg, nous avons modestement illustré ces objectifs à partir de la collaboration établie avec la « permanence d’accueil des sans-papiers », à compter de 1997, animée par des citoyens bénévoles qui s’appuient sur quelques médecins et avocats dans le cadre de la mise en commun d’un savoir-faire spécialisé restitué aux plus ­fragiles.

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