L’art de privatiser

Les mécanismes de la privatisation sont toujours les mêmes pour livrer au marché les services postaux, les transports, les télécommunications, mais aussi l’éducation et la santé… Récit sur vingt ans.

Thierry Brun  • 11 septembre 2008 abonné·es
L’art de privatiser

Faire entrer les services publics dans le grand club des sociétés anonymes n’est certes pas chose aisée. Pourtant, en vingt ans, l’ensemble du secteur a été ouvert à la concurrence puis privatisé par étapes, selon un modèle lancé dans la plupart des pays européens à la fin des années 1980. Le processus, à de rares exceptions près, est toujours le même, « pernicieusement progressif » , ironise Daniel Paul, député communiste qui, avec plusieurs de ses collègues, a demandé en 2005 – en vain – une commission d’enquête sur l’ouverture à la concurrence des services publics.

Illustration - L’art de privatiser

Le siège de la Banque postale, à Paris. Piermont/AFP

D’abord, les services publics sont dénigrés inlassablement. Les pesanteurs administratives, les tendances à la bureaucratisation, au corporatisme et à la centralisation excessive, les rigidités… Il est dit et répété que le service public est par nature « incapable d’incorporer les mutations technologiques et les impératifs de la concurrence ». Ces impératifs constituant un dogme jamais discuté. La Poste est, par exemple, stigmatisée pour son retard supposé dans la modernisation de ses services, pour son monopole, et surtout sa dette, gage d’inefficacité. Pour accélérer ce mouvement, la critique la plus radicale vient alors de la Commission européenne. Depuis 1992, et son 22e rapport sur la politique de la concurrence, celle-ci estime le monopole « incompatible avec les règles communautaires de la concurrence » . Puis on invoque l’intérêt des consommateurs ou des usagers [^2]. « Au printemps 1996, relève Pierre Bauby, animateur de Réseaux services publics, 70 % des 18 ans et plus considèrent ­l’État “plutôt comme quelque chose de lointain” (26 % comme “quelque chose de proche”). 72 % (contre 24 %) estiment urgente une réforme de l’État et des services publics » . La propagande a fait son effet.

Dès le début des années 1980, le mouvement de privatisation est lancé, résultant d’un processus de libéralisation des services publics enclenché en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher. Il prend officiellement son essor en 1986 lors de la ratification par les Parlements nationaux de l’Acte unique européen, moteur de la libéralisation des mouvements de capitaux et de la mise en concurrence des services dans l’ensemble de la Communauté européenne. Le « marché intérieur » est ainsi défini comme un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée ».
Sans tarder, débute en France une première phase de privatisation comprenant essentiellement des entreprises industrielles et des institutions financières. C’est aussi le début de l’ère des golden boys. Dans cette période, les effectifs de la Compagnie des agents de change doublent avant sa transformation en Société des Bourses françaises. « On estime à environ 160 milliards de dollars le montant des privatisations européennes entre 1985 et 1995, dont 80 milliards au Royaume-Uni, 28 en France et 14 en Italie » , résume ­l’économiste Michel Husson [^3]. L’évaluation des vagues successives de privatisations en France est estimée à plus de 60 milliards d’euros.

Dans les années 1990, suivront les déréglementations des marchés de l’énergie, des télécommunications, des services postaux et des transports, à coups de directives et de recours de la Commission devant le Cour de justice européenne en cas de retard dans la transposition de ces lois. La technique « consiste à séparer l’infrastructure utilisée du service fourni, en ouvrant un droit général d’accès à l’infrastructure et en libéralisant la fourniture du service, explique Daniel Paul, dans un rapport sur l’ouverture à la concurrence des services publics [^4]. C’est une transposition du système d’organisation des transports routiers : la route est libre d’accès, et la circulation est ouverte à tous les détenteurs de véhicule ».
Ce modèle est appliqué dans le secteur des télécommunications avec l’adoption en 1990 de directives européennes qui font référence « à l’établissement du marché intérieur des services de télécommunications par la mise en œuvre de la fourniture d’un réseau ouvert de télécommunications », et, évidemment, « à la concurrence dans les marchés des services de télécommunications ». Une vingtaine de directives et recommandations compléteront le dispositif. La dernière étape est marquée, en mars 2002, par l’adoption du « paquet télécoms », transposé en France en 2003 et 2004. L’opérateur public, tout en continuant à fournir le même service à la collectivité, est petit à petit mis en concurrence avec de nouveaux opérateurs. « Les nouveaux entrants rentabilisent leurs investissements d’infrastructure en ciblant leur activité sur les segments les plus profitables, selon une démarche dite “d’écrémage” » , ajoute Daniel Paul.

C’est dans le secteur postal que cette logique d’écrémage est le plus encouragée. Deux directives organisent l’ouverture à la concurrence en 1997 et 2002. Et la libéralisation totale des services postaux (les lettres de moins de 50 grammes incluses), qui tombera en 2011, est définie par une directive de juin 2002. La Poste s’est depuis structurée en quatre métiers : le courrier, le colis express, La Banque postale et l’enseigne La Poste. En 2007, 71 % de l’activité du groupe est réalisée sur des marchés en totale concurrence, se félicite la direction. « Il s’agit de la meilleure façon de maintenir le service universel tout en continuant à améliorer la qualité et le choix pour les consommateurs et les entreprises de l’Union » , affirme de son côté la Commission. Première conséquence pour l’usager : une hausse des tarifs. En Suède, où la libéralisation du marché postal est effective depuis 1993, le prix du timbre a bondi de 70 %, relève la CGT, qui craint également la fin de la péréquation tarifaire (prix unique du timbre sur tout le territoire).

Après l’ouverture à la concurrence, les privatisations suivent. Quand elles risquent d’être impopulaires, l’État adopte le laisser-faire et le creusement volontaire des dettes, notamment du Crédit lyonnais (aujour­d’hui LCL), d’EDF, de France Télécom. L’énorme endettement accumulé par la SNCF joue un rôle premier dans le contenu de la réforme de 1997. Au nom du « renouveau du transport ferroviaire » , l’ouverture à la concurrence débute selon la même logique de segmentation. Une directive européenne de juillet 1991 impose une séparation au moins ­comptable entre le gestionnaire de l’infrastructure et les entreprises ferro­viaires qui utilisent cette infrastructure. En 2001 et 2004, deux « paquets ferroviaires » ouvrent le transport de marchandises à la concurrence et précisent les règles de gestion du réseau, notamment la tarification.
Peu importe que la déréglementation des marchés et les privatisations d’entreprises publiques ne conduisent pas mécaniquement aux conséquences bénéfiques promises. La séparation entre Réseau ferré de France et la SNCF n’a, par exemple, pas résolu la question de l’entretien du réseau, note un récent rapport de la Cour des comptes. Mais, au nom de la rentabilité, le remède va toujours dans le même sens : la Cour des comptes préconise la fermeture d’une partie des 46 % du réseau ferré national jugé secondaire.
La privatisation est un art majeur en économie qu’il n’est jamais question de ­mettre en cause. À ce jour, aucun bilan précis n’a été mené sur ses conséquences.

[^2]: Service public, services publics : déclin ou renouveau, La Documentation française, 1995.

[^3]: Les Services publics au risque de l’euro-libéralisme, Michel Husson, 2005.

[^4]: Rapport sur la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur l’ouverture à la concurrence des services publics dans les secteurs de l’énergie des postes et télécommunications et des transports ferroviaires, Assemblée nationale, 2005.

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