L’après-crise, c’est encore la crise…

Denis Sieffert  • 16 octobre 2008 abonné·es

Étranges, ces gens qui cessent de faire de la politique au moment où la politique aurait le plus besoin d’eux. Déconcertant, l’aveu de ces deux seconds couteaux du PS qui suggèrent de reporter le congrès de leur parti pour cause de crise économique planétaire. Imagine-t-on un chirurgien qui regimberait devant le bloc opératoire ou un alpiniste qui rebrousserait chemin dès que le sentier se fait pentu ? Nos dirigeants socialistes, eux, détestent les crises sociales. Et ils n’aiment rien tant que le calme propice à leurs joutes préélectorales. Car le pire, c’est que les deux compères de la rue de Solferino n’ont sans doute pas tort. Ils connaissent la maison. Eux et leurs amis ont si peu à dire sur la débâcle des places financières, et surtout sur ses conséquences humaines, qu’ils revendiquent le droit de se taire. Le duel qui se profile pour la direction du parti entre le maire de Paris, apologiste du libéralisme, et sa rivale New Age risque fort en effet d’apparaître comme un peu décalé quand tout un système vacille, que des millions de femmes et d’hommes vont être frappés par l’onde de choc de la crise financière. La réunion nationale des signataires de l’Appel de Politis , samedi à Gennevilliers, outre un beau succès de participation (voir l’article de Michel Soudais), a témoigné d’une volonté exactement inverse. Le débat était ancré dans la réalité. La crise et le sentiment d’urgence y ont été omniprésents. Mais que devrait dire et faire une force de gauche « digne de ce nom », pour reprendre la formule de notre Appel ? On ne lui demanderait certainement pas de trouver la technique qui relancera les échanges interbancaires. Ni d’aligner les milliards investis par un fonds européen. Ce serait son rôle, en revanche, d’organiser l’après-crise, et de refonder la société sur des bases radicalement différentes.

Contrairement à beaucoup, y compris parmi nos amis, nous ne sommes pas persuadés, pour notre part, que tout ne va pas recommencer comme avant. Mardi matin déjà, on percevait dans le monde politique comme un lâche soulagement. Avec l’annonce du plan européen de 1 700 milliards d’euros (dont 360 milliards pour la France), les marchés étaient, la veille, spectaculairement repartis à la hausse. À supposer que ce soit le début de la fin de la crise financière, que peut-il se passer ? Certes, les libéraux et ultralibéraux vont devoir faire profil bas pendant un temps. Certes, les excès du capitalisme financier seront montrés du doigt et les parachutes dorés dénoncés par les antilibéraux de la 25e heure (Nicolas Sarkozy, Laurence Parisot et Dominique Strauss-Kahn font partie du club). Mais nous n’avons pas affaire à une bataille d’idéologues. Les idéologies ne font en l’occurrence qu’habiller des intérêts. Et ceux-là ne vont pas disparaître avec la crise. Tout au plus, les milliardaires du CAC 40 essaieront de se faire plus discrets. Il n’est même pas sûr qu’ils y parviennent. La vraie bataille se mène donc sur d’autres fronts. La « définanciarisation » (pardon, c’est horrible !) ne se jouera pas dans l’univers des banques, ni sur les places financières. Le front est social. L’économie réelle est certes celle des entreprises, mais c’est avant tout la vie des gens, ceux qui y travaillent, ceux qui n’y travaillent pas parce qu’ils sont chômeurs, ou n’y travaillent plus parce qu’ils sont retraités ou malades.

Dans une remarquable tribune publiée lundi dans le Monde, l’économiste Jean Gadrey – que nos lecteurs connaissent bien – rappelle qu’en vingt ans « le portefeuille CAC 40 a vu son pouvoir d’achat progresser de 120 % pendant que celui des salaires peinait à atteindre les 15 % et que celui du RMI faisait pratiquement du sur-place » . Là est l’enjeu. Voilà ce qu’un véritable programme de gauche se proposerait d’inverser par ce que Jean Gadrey, tout comme Michel Husson récemment dans Politis, appelle un « bouclier social ». Petite parenthèse : avez-vous noté combien les économistes « à contre-courant », ceux du conseil scientifique d’Attac qui s’expriment chaque semaine dans nos colonnes, sont à la mode en ce moment ? Cela ne durera pas ! Car dans les médias aussi, après une poussée du verbe révolutionnaire – le « capitalisme » est à toutes les sauces –, on reviendra à la « norme » et on oubliera les analyses de nos économistes. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faudrait qu’une force politique s’empare de leurs propositions, les intègre dans un programme d’action. Ce sujet a évidemment été au cœur de nos débats, samedi à Gennevilliers. Pour la circonstance, nous avions demandé à Geneviève Azam (Attac et Politis ) de venir plancher devant une salle qui n’a pas perdu une miette de son brillant exposé [[
On pourra écouter toute l’intervention de Geneviève Azam sur le site de Politis (<www.politis.fr>).]]. S’il fallait n’en retenir que quelques mots, ce serait cette chose simple : le premier impératif de la lutte contre la financiarisation de l’économie, c’est « l’affirmation de nos droits » . Autrement dit, la lutte contre les réformes Sarkozy. Le pouvoir d’achat, les retraites, la santé, les minima sociaux, le droit au logement, les services publics, et tant d’autres choses aujourd’hui menacées : voilà le terrain qu’il ne faut pas céder, et qu’il faut même reconquérir pour éviter que la finance continue d’être la finalité de l’activité humaine.

Geneviève Azam n’a pas seulement évoqué une « autre répartition des richesses » ; elle a plaidé pour « d’autres modes de production », écologiques et sociaux, pour l’effacement de la dette des pays du Sud, et pour la tenue d’une conférence de l’ONU (et non de l’OMC) sur la crise internationale. En toile de fond, il y a évidemment une remise en cause de la religion de la croissance. Certaines de ces questions, nous le savons, ne font pas consensus parmi les signataires de l’Appel de Politis . Ce sont des chantiers qu’il nous faut rouvrir (beaucoup avait été fait déjà au sein des Collectifs antilibéraux, en 2006 et 2007). Mais, au total, comment ne pas se poser la question : quand il est possible de mobiliser 360 milliards d’euros pour sauver notre système bancaire, pourquoi ne serait-il pas possible de trouver les sommes nécessaires pour mettre en place d’autres structures économiques, sociales, écologiques ? Le principal mérite de nos économistes « à contre-courant » est peut-être de savoir contester la légitimité de leur corporation. Leur expertise consiste à nous dire : « Voilà ce qui serait possible. » Mais c’est ensuite la politique qui décide. Si une seule chose positive devait émerger de la crise, ce pourrait être celle-ci : ce sont des politiques volontaristes qui ont donné le pouvoir à la finance ; d’autres, tout aussi volontaristes, peuvent demain le rendre aux gens. C’est pourquoi il faut, tout à la fois, être présent dans les luttes, continuer de travailler sur les propositions qui ne font pas consensus au sein de la gauche « digne de ce nom », et se poser sérieusement la question de la force politique qui peut rassembler autour de ces objectifs. Car pour nos concitoyens, l’après-crise, ce sera encore la crise…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 6 minutes