Soldes

Bernard Langlois  • 4 décembre 2008 abonné·es

Dans une époque où pourtant la concurrence est rude, il est des faits divers auxquels on accorderait volontiers le pompon de l’abject à haute teneur symbolique. Vous en avez forcément eu vent, aucun organe d’information ne peut rater pareille illustration de la grandeur de notre belle civilisation.
Vous savez donc ce qu’il s’est passé vendredi dernier à New York, lendemain de Thanksgiving, dans un grand magasin Wal-Mart de Long Island.

C’était le premier jour des soldes.
Comme une horde de pachydermes se ruant sur le point d’eau juste avant l’heure où les lions vont boire (je dis ça, j’ignore lesquels viennent boire les premiers, ou même s’ils ne se désaltèrent pas de conserve !) ; comme des éléphants, donc, ou des rhinocéros tenaillés par la soif foncent vers la mare : ainsi, les clients qui poireautaient dans la nuit froide depuis la veille – on dit 2 000, je ne les ai pas comptés – se sont précipités, dès les portes délivrées de leurs chaînes, à 5 heures du mat’, vers la félicité des écrans plats à prix cassés. Bien. Jusque-là, rien que de banal. Sauf que les portes du ­temple de la consommation ne s’ouvrant pas toutes seules, c’est un employé du magasin qui était chargé du déverrouillage, à l’heure prévue. Et comme il ne faut jamais se trouver sur le passage d’une horde sauvage, fût-ce celle de braves ménagères et d’honnêtes clients soucieux de faire quelques économies (les temps sont rudes), Jdimytai Damour – c’est le nom du portier, un type de 34 ans – fut piétiné et ses cris couverts par ce qu’on imagine être un formidable râle collectif de jouissance jailli de centaines de gorges enfin délivrées de l’attente. Son râle à lui, Jdimytai, fut celui de la mort. Après qu’on l’a eu relevé, ainsi que quelques clients blessés dans la mêlée, la direction annonça que le magasin fermait jusqu’au lendemain.

Les gens n’étaient pas contents du tout : pensez, depuis le temps qu’ils faisaient la queue !

NOËL

Malgré la crise, dans la crise, Noël qui arrive à grands pas. On y baigne déjà, comme tous les ans, dans la mélasse des sentiments et l’océan des choses vaines, avec ce même vague dégoût qui revient, comme l’obligation de la fête elle-même, à dates fixes.
On a transformé un jour qui avait un sens (pour les chrétiens) en une célébration obligée de la dinde aux marrons ; et tout ce qui va avec, sur la table enguirlandée et autour du sapin à boules. Remarquez, comme chaque année on fera bonne figure, on n’est pas des sauvages. On aura une pensée pour ceux qui ont froid, qui ont faim, qui sont seuls : on aura eu la ­précaution, en bons bourgeois à l’abri du besoin, de déposer quelque offrande dans des sabots ad hoc , ce ne sont pas les associations qui manquent.
Juste histoire de dissiper cette gêne que l’on ressent à ripailler dans un environnement si dur aux miséreux.

BOMBAY

Tiens, les miséreux de Bombay.
Je vous avais dit un jour mon ahurissement en découvrant cette ville grouillante de vie, d’activités, bruyante, colorée et bordélique à souhait, où, sur les grandes artères qui relient la périphérie au centre, circulent de jour comme de nuit tous types de ­véhicules avec ou sans moteur, du deux-roues à la charrette à bras, du taxi à la limousine de luxe, dans un vacarme et un enchevêtrement qui défie la raison avec le code de la route (s’il en existe un) ; artères que bordent un interminable ruban d’échoppes bricolées et, derrière ce rideau commerçant et affairé, la masse informe et qui semble sans fin des bidonvilles. En roulant dans les encombrements, vous avez tout loisir de voir vivre ce petit peuple en haillons : si l’on peut appeler « vivre » (mais oui, on peut, la preuve) dormir, cuisiner, manger, se laver et même déféquer au vu de tous, à ras du bitume. Dans le centre, ces belles maisons, ces temples, ces hôtels de luxe du bord de mer – dont ce Taj Mahal somptueux qui fait face à la porte de l’Inde, principale cible du commando qui vient de semer la terreur et la mort.
Même dans les rues du centre de Bombay, le promeneur doit parfois enjamber des corps allongés sur le trottoir.

INÉGALITÉS

Alors je ne sais si les tueurs étaient venus du Pakistan voisin, comme les autorités indiennes l’ont si vite affirmé (le fameux groupe islamiste Lashkar, qui a démenti toute implication) ; ou du centre de l’Inde, ce plateau du Deccan (ce qu’indiquaient les assaillants).
Ce qui est sûr est que ce sont des fondamentalistes musulmans ; que ce ne sont ni les premiers ni les derniers heurts entre hindouistes et musulmans, et que ce ne sont pas toujours les seconds qui tirent les premiers. Ce qui est sûr également est que dans cette grande démocratie indienne dont on célèbre à l’envi l’essor et la modernité en marche, mais qui reste marquée par son système de castes et ses profondes inégalités sociales, les musulmans sont souvent considérés comme des citoyens de seconde zone et se vivent comme discriminés.

Alors, la religion, oui bien sûr. L’extrémisme, c’est évident. Le terrorisme comme moyen, c’est indéniable. M’est avis qu’un insupportable déséquilibre social perdurant n’est pas non plus étranger à l’affaire et qu’il n’est pas nécessaire d’aller y chercher chaque fois la main de Ben Laden.

CITATION

On notera aussi que, dans leur quête de ­l’étranger comme cible symbolique et économique de leur sinistre opération, les tueurs privilégiaient l’Anglo-Américain et le Juif – même si deux Français ont aussi été tués.
L’Américain et le Juif sont les « grands Satan » habituels et dûment répertoriés de la rhétorique islamiste ; l’Anglais est le colonisateur honni : des Indiens comme des Pakistanais, des hindouistes comme des musulmans (ou des bouddhistes). Toute colonisation laisse ses traces sanglantes et ses semences de haine bien après que le colonisateur a levé le pied. À ce propos, qui disait déjà que « si l’Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression, qui pourra s’étonner ? Qui aura le droit de s’indigner ? »
Cette fois je vous donne la réponse [^2] : il s’agit de Jean Jaurès, en 1912, à propos de la répression par l’armée française des révoltes de Fez ; et de la colonisation ( « politique de rapine et de conquête » ) du Maroc en général.

WILLI

Un grand et beau livre pour finir, dont le héros (j’avoue) m’était inconnu : Willi Münzenberg a pourtant joué un rôle de premier plan dans l’histoire du mouvement socialiste, puis communiste international. Cet Allemand né à Erfurt (la même année que Hitler, 1889), fils mal-aimé d’un bâtard de junker prussien et de sa femme de chambre, connaît jeune la vie d’un apprenti fauché et vient assez vite à la politique, par le biais syndical et associatif. L’Allemagne est alors un bouillon de culture révolutionnaire, où Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht animent une jeunesse socialiste qui s’oppose à la ligne réformiste du puissant SPD : Willi sera vite de la partie.
Les auteurs, Alain Dugrand et Frédéric Laurent, nous entraînent derrière celui qu’ils appellent un « artiste en révolution 
[^3]»
dans l’Europe d’avant-guerre, où Willi, proche de Lénine, sera d’abord un agent important du Komintern en charge de la propagande (il dirigera un puissant groupe de presse) avant de s’exiler à Paris (où il coordonnera le combat antinazi des intellectuels allemands réfugiés comme lui). Opposé au pacte germano-soviétique et tôt révolté (avec son ami Kœstler notamment) par les méthodes dictatoriales du stalinisme ( « Qui sait, écrivent nos auteurs avec un brin de nostalgie, si Rosa avait vécu, l’Europe n’aurait peut-être enfanté ni Hitler, ni Staline… » ), il rompt avec Moscou et connaîtra une mort mystérieuse en juin 1940 dans une forêt d’Isère (des mains d’un jeune homme roux ?), vraisemblablement assassiné, comme bien d’autres, par les staliniens.
Étonnant parcours, raconté d’un style alerte, qui se lit avec plaisir et profit.

[^2]: Vous avez été nombreux à me renseigner, merci : la citation de la semaine dernière était de Mark Twain.

[^3]: Willi Münzenberg, artiste en révolution, Alain Dugrand, Frédéric Legrand, Fayard, 632 p., 26 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 8 minutes