La hantise de la contagion

Denis Sieffert  • 19 février 2009 abonné·es

Les conflits sociaux ne sont pas seulement affaire d’arithmétique. Il y entre une bonne part de psychologie. Sans la décision d’un recteur de faire donner les CRS dans la Sorbonne, un certain 3 mai 1968, le cours de l’histoire eût peut-être été changé. La Guadeloupe a failli, lundi, connaître cet événement contingent qui décuple d’un coup la colère des peuples. Cette bourde politique qui embrase un pays. Alors que neuf barrages dressés par les grévistes étaient démantelés par les policiers, une quarantaine de manifestants ont été encerclés et, bientôt, interpellés. Cela pour « entrave à la circulation ». Un délit, assurément ! Mais nous ne sommes pas en temps normal. Au reste, si nous l’étions, personne ne songerait à dresser des barricades. Dans une situation quasi insurrectionnelle, comme celle que connaît ces jours-ci la Guadeloupe, le curseur du droit et celui de la justice se déplacent rapidement. Les manifestants aussi parlent de droits bafoués. Ils parlent de pillage économique, d’injustice, d’exploitation ou de « pwofitasyon », comme il est dit dans cette langue savoureuse qui touche au cœur. Les infractions dont ils se sentent victimes, et depuis des décennies, sont d’une autre gravité et d’une autre profondeur que celles qu’on leur reproche aujourd’hui, sur la voie publique.

Il faut croire qu’à Paris quelque autorité éclairée a tout de même flairé la faute, puisque le soir même les quarante manifestants interpellés étaient relâchés. Mais voilà bien la braise incandescente sur laquelle agit un gouvernement qui n’a plus guère de marge de manœuvre et qui, à tout instant, peut connaître la tentation de la canonnière. Plus vite et plus brutalement sans doute dans ces lointaines contrées que dans nos villes dites métropolitaines… Faute de réponse économique et politique, les mauvaises occasions de commettre l’irréparable ne manqueront pas au cours des jours à venir. D’autant que le malaise se répand en Martinique, en Guyane et à la Réunion. Ce n’est pas la géographie qui réunit ces peuples de la mer des Caraïbes et de l’océan Indien, mais bien l’histoire. Une commune histoire coloniale qui tient en ces quelques chiffres : la Réunion a connu en 2007 le taux de chômage record de 25,2 % ; suivie de près par la Guadeloupe, 25 %, la Martinique, 22,1 %, et la Guyane, 21 %. Premières victimes de cette monstrueuse « infraction au droit » – le droit au travail –, les jeunes. Ils sont plus de 55 % à être sans emploi en Martinique. Que va dire Nicolas Sarkozy aux élus des DOM-TOM qu’il doit recevoir jeudi ? Le gouvernement s’est enfoncé lui-même en effectuant un dangereux pas de clerc. Après avoir laissé entendre qu’il agirait directement en faveur des deux cents euros d’augmentation pour les bas salaires demandés par les Guadeloupéens, il s’est rétracté pour les renvoyer à une impossible négociation entre le Collectif anti-exploitation (LKP) et le patronat local.

Et puis, il y a la hantise d’une contagion en métropole, où la situation est certes moins explosive, mais où tout pourrait aussi basculer rapidement. Là encore, il faudrait une bourde. Elle n’est jamais à exclure. Et il n’y a pas que les CRS ou leur ministre de l’Intérieur qui soient préposés à cet office. Un mot politique malheureux pourrait tout aussi bien faire l’affaire. On observera donc avec une particulière attention ce qui va sortir du rendez-vous avec les syndicats (ceux en tout cas qui ont été « sélectionnés »), mercredi. Mais sans illusion. Car il faudrait, pour répondre aux attentes sociales, que Nicolas Sarkozy désavoue sa propre politique, qu’il renie les groupes sociaux dont il porte les intérêts. Bref, qu’il essuie une défaite majeure. Nous n’en sommes pas encore là ! Pour l’heure, les mesures proposées par le président de la République ne répondent pas à l’attente sociale. Elles ont d’ailleurs toutes les mêmes caractéristiques, à la fois dérisoires par les budgets annoncés, et destinées à ne servir qu’une fois. Voyons la mesure la plus spectaculaire. À supposer qu’il supprime cette année la fameuse « première tranche » de l’impôt sur le revenu, le gouvernement ferait grâce de 334 euros à une catégorie de population en grave difficulté économique. Ce qui n’est certes jamais négligeable. Mais il le ferait une fois. Et, au passage, il oublierait les catégories inférieures ; celles qui ne sont pas même imposables. Or, le mouvement social qui se développe aujourd’hui ne demande pas l’aumône. Il est né de la crise économique. C’est-à-dire dans un grand moment de vérité qui met à nu tous les déséquilibres de nos sociétés. Ce mouvement a donc une forte composante politique parce qu’il voit que des masses colossales d’argent existent.

Nous avons tous pris la mesure des transferts qui se font depuis trente ans aux dépens des salaires. Oui, la crise est systémique. Et, à sa façon, ce mouvement social porte en lui la critique du système. C’est une autre répartition des richesses qu’il faut. Cela ne passe pas par la transformation du salarié en tout petit actionnaire, comme le suggère Nicolas Sarkozy. Cela passe par les salaires, ou plus généralement par du pouvoir d’achat. Cela pourrait passer par de la réduction du temps de travail si la gauche n’avait pas si honteusement capitulé sur le sujet. Une autre politique ne peut donc être l’œuvre que d’une vraie gauche, sociale et écologiste. Il suffit d’énoncer cette évidence pour mesurer le risque d’impasse. À moins que le mouvement ne précipite les échéances.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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