Monsieur le Premier ministre…

Didier Porte résiste à l’invasion des formatages polis depuis une vingtaine d’années. Chroniqueur à France Inter, il nous offre sa chronique du 27 mars dernier, consacrée à Alain Juppé, venu présenter son dernier essai.

Didier Porte  • 18 juin 2009 abonné·es

«Monsieur le Premier ministre, je vous prie de recevoir mes dévotions républicaines, ainsi que l’expression de mon adhésion inconditionnelle à la totalité de votre œuvre. J’ajoute que je suis bordelais par mon grand-père et surtout par ma cave. Vous vous rendez compte : à quarante ans près, plus quelques bouteilles de Saint-Julien derrière la cravate, j’aurais pu voter pour vous. J’ai décidé de me montrer extrêmement déférent, pour ne pas dire obséquieux, voire carrément lèche-cul à l’endroit de notre invité. Lequel, étant agrégé de lettres, n’aura pas manqué de noter l’oxymore que je viens de ciseler avec une rare élégance. Si, se montrer lèche-cul à l’endroit de quelqu’un, c’est un oxymore. Merci de m’en féliciter, Monsieur le Premier ministre. Il est essentiel pour moi, mais aussi pour nous tous, de dorloter notre invité. N’oublions pas que Radio France risque d’avoir bientôt un nouveau président, il ne faut surtout pas insulter l’avenir. Or, je me suis laissé dire que, lorsqu’on travaille à Radio France et qu’on est un ami personnel d’Alain Juppé, plus rien ne peut vous arriver. On devient invulnérable.

Bon, depuis quinze jours, je ne peux pas allumer ma télé sans tomber sur vous, Monsieur le Premier ministre. À 7 heures du matin, je me dis, tiens, je vais regarder Catherine Ceylac et, hop, c’est vous l’invité, l’après-midi je décide de jeter un œil sur FOG, c’est encore vous ! Le soir, j’opte pour le “Grand Journal” de Canal, vous êtes toujours là […] Votre éditeur doit être content, c’est une sacrée tournée promotionnelle ! […] C’est plus la tentation de Venise qui vous anime, c’est la tentation de Cognacq-Jay. Je me suis même demandé à un certain moment avec angoisse si je n’allais pas vous retrouver chez Patrick Sébastien en train de danser la “Macarena” […]. C’est fou le temps libre que ça laisse, la gestion d’une grande ville comme Bordeaux. C’est la preuve que vous savez déléguer, c’est une grande qualité qu’il serait heureux que vous inculquiez à notre président de la République. S’il pouvait déléguer un peu plus, ça nous arrangerait bien. L’idéal, ce serait qu’il délègue l’intégralité de ses fonctions et qu’il parte s’installer aux Bahamas.

Bon, tous vos passages à la télé, je ne vous les reproche pas, Monsieur le Premier ministre. Au contraire. Pour moi, ça a été l’occasion de refaire connaissance avec vous, et je n’ai pas été déçu. Qu’est ce que vous êtes devenu sympathique ! Ah ! Il en a coulé de l’eau sous le pont d’Aquitaine et de Pessac-Léognan sur le gosier de Christine Bravo depuis l’époque où vous vous teniez droit dans vos bottes. Non, vraiment, vous êtes devenu très sympa ! Vous avez pris des cours ? Avant, qu’est-ce que vous étiez désagréable ! Si arrogant, pète-sec, cassant. À l’époque, on vous aurait mis en compétition avec la porte d’entrée de Fleury-Mérogis, j’aurais eu du mal à vous départager. Une vraie teigne […]. Mais heureusement, tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Depuis, vous avez pris pas mal de coups, encaissé une condamnation à un an d’inéligibilité que d’aucun aura sûrement méritée plus que vous, vous êtes parti chasser le caribou dans le grand nord canadien, tel Davy Crockett avec son bonnet à poils. Euh, pardon, le bonnet à poils n’est peut-être pas l’accessoire vestimentaire qui vous représente le mieux. Tout ça vous a permis d’acquérir une vertu inestimable, et qu’il serait heureux là aussi que vous transmettiez au président de la République en exercice, le sens de l’autodérision.
Sur un plateau télé, à propos de votre phrase culte “Je suis droit dans mes bottes” , je vous ai entendu expliquer qu’à l’époque, déjà, vous saviez vous montrer désopilant, une faculté que vous auriez confirmée en soutenant la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Chirac, avec, pour le coup, un sens de l’humour ravageur. Donc, c’est incontestable, vous avez appris l’autodérision […].

Tiens, à propos de revenir au pouvoir, vous en êtes où, Monsieur le Premier ministre ? Alain, les yeux dans les yeux, hein ? Pas à nous, hein ? Vous voulez revenir au pouvoir, il n’y a pas de honte à l’avouer. Vous avez ras la casquette de présider des kermesses pour la promotion de l’entre-deux-mers et surtout d’inaugurer des arrêts de tramway sur la ligne Pessac-Le Bouscat. Comme on vous comprend ! Lâchez-vous Alain ! “Il fait chier, le tramway”, criez-le à la face du monde, rien ne vaut une belle limousine avec cocarde, deux cents chevaux sous le capot, lancée à fond les ballons sur la voie express rive droite, avec deux motards chargés aux amphet’ qui vous ouvrent la route à grand coup de bottes rageurs contre les portières des Laguna des blaireaux qui bouchent le chemin, ça, c’est la vraie vie ! Vous avez bien raison de vouloir revenir aux affaires, si j’ose dire, Monsieur Juppé. C’est une ambition légitime que nous ne saurions qu’encourager. L’idéal, Alain, ça serait que vous réussissiez à suffisamment gagner la confiance de Nicolas Sarkozy pour être en mesure de le convaincre de dissoudre l’Assemblée nationale. En échange, et une fois les élections perdues, je m’engage personnellement à user de toute mon influence sur Dominique Strauss-Kahn pour le convaincre de vous prendre comme ministre d’ouverture. Et je peux vous garantir que DSK, pour ce qui est des ouvertures, il est fort. Non, c’est vrai, il faut vous rendre justice, Monsieur le Premier ministre, vous êtes capable d’humour même si c’est pas toujours volontaire. Ainsi, j’ai bien ri quand je vous ai entendu dénoncer avec vigueur, chez Denisot, les gros 4X4 qui encombrent les rues de Paris. Parce que dans les rues de Bordeaux il n’y a que des Twingo à pédales peut-être ? Et à votre avis, Monsieur Juppé, pour qui ils votent les propriétaires de 4X4 qui se la pètent sur le thème “Ôte-toi de mon chemin, sous-homme, laisse passer ceux qui ont du pognon” ? Je ne suis pas certain qu’ils votent pour Besancenot, Buffet ou même Ségolène Royal, ces gros bourrins pollueurs que vous fustigez si justement. Vous devriez faire une petite enquête dans l’électorat UMP, on ne sait jamais…

Autre déclaration de vous qui m’a bien amusé, à propos de la moralisation nécessaire du capitalisme. Je vous cite : “Ces golden boys qui gagnaient des millions de dollars pendant des années, tout le monde était béat d’admiration devant ces réussites-là. Ils nous ont fabriqué un monstre qui leur a explosé dans les mains, et aujourd’hui il faut remettre en cause les règles.” Alors ça, fallait oser, quel aplomb ! “Ils nous ont fabriqué un monstre. Et tout le monde béat.” Non, Monsieur Juppé, pas “tout le monde”, mais vous, vos amis politiques et surtout, parfois, votre clientèle étaient en extase devant les golden boys. Pas “Ils nous ont fabriqué un monstre” , mais vous, les libéraux de longue date. N’oubliez pas qu’en 1986, votre mentor Jacques Chirac était un thatcherien convaincu. Vous êtes gonflé ! En vous entendant déclamer cette magnifique profession de foi, quasi keneysienne, je n’étais pas droit dans mes bottes mais plié de rire dans mes baskets. Avec un culot pareil, Monsieur le Premier mi­nistre, je pense que vous êtes mûr pour replonger dans le grand bain de la politique nationale ! »

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