Qui est mon ennemi ?

Dans le cinéma américain, la chute du Mur a entraîné une évolution de la figure du « Mal », désormais intérieur et incernable.

Emmanuel Burdeau  • 23 juillet 2009 abonné·es

Le cinéma d’action américain a peu montré la foule de novembre, la liesse et les chants… L’événement l’a frappé autrement : à travers le spectacle de la pierre qu’on attaque, il lui a fait don d’une image qu’il n’oublierait pas.
En 1996, Brian de Palma et Mission : Impossible ramènent l’espionnage Est/Ouest à l’escamotage d’une cloison de théâtre. En 1999, les frères Wachowski et Matrix font grimper au plafond leurs guerriers ninja, dans la poussière des balles et du ciment. Le passe-muraille reste la signature graphique de l’époque : son prodige court encore, de films hebdomadaires en campagnes pour Levi’s, SFR et consorts.

Si l’image est devenue leitmotiv, c’est qu’elle condense l’accord d’une géopolitique et d’une esthétique : l’idéologie de la fin des idéologies, le rêve d’un monde sans blocs ni frontières y rejoint l’idéal d’une mise en scène sans raccord ni collure, prête à basculer dans le bain universel des images.

Accord hâtif, accord naïf. Avec le recul, on peut le dire : ce que le cinéma a vu dans la chute du Mur n’est pas la mort de tout état solide, mais son tremblement. Sa ruine et sa résistance. Sa défaite et son retour. ­Indissociablement.

C’est pourquoi la traduction morale de l’événement fut aussi cela : un ébranlement des valeurs, une altérité rongée. Après 1989, il arriva sans doute que l’Arabe remplace simplement le Russe dans le rôle du méchant : autres rictus et autre accent, même vision binaire et même caricature. Sans doute. Dans l’ensemble, les choses furent toutefois plus complexes, ­heureusement.

Que devient en effet l’ennemi dès lors qu’il n’est plus de l’autre côté du mur ou du champ contre-champ ? Il y a la réponse paranoïaque radicale : il s’élargit aux dimensions du monde. La trilogie des Matrix voulut qu’après les murs on s’attaque carrément aux fondations, que l’apparence elle-même soit dénoncée comme vaste supercherie informatique. Nos pas ne reposeraient sur aucun sol. Juste une série de 0 et de 1. Du vent.
Plus durable fut la réponse masochiste héroïque. L’ennemi, c’est moi. Je flotte, et je ne le sais pas. Je suis mondial, et je l’ignore : c’est alors cette méconnaissance même qui devient la force à vaincre. M. Night Shyamalan, avec Incassable , et Bruce Willis ont fixé la figure souffrante puis émancipée de l’homme luttant contre le rempart qui le sépare de la conscience, et donc de l’exercice de sa force.

Je suis un superhéros, et je ne le savais pas. Ce pourrait être le synopsis d’un cinéma devenu depuis hégémonique avec les Hulk et les Batman , les trois Spiderman de Sam Raimi et la trilogie des aventures de Jason Bourne dans la peau de Matt Damon. Le personnage titre y est certes en butte à des méchants venus des cinq continents, mais cette lutte est de moindre violence que celle qu’il livre contre une superpuissance ressentie comme étrangère. L’autre a ouvert une brèche, il est passé en moi : à la fois doute et étonnement, libération et angoisse.

Du surf mondial au mal-être du surhomme : la chute du Mur aura donc accouché d’un héroïsme malade. Si un tel apitoiement n’est pas sans complaisance, il faut reconnaître qu’une certaine mélancolie sonne juste, dans un monde dorénavant privé de l’insouciance des affrontements binaires. Après Berlin, vinrent l’Internet puis le 11 Sep­tembre. Une étape de plus, d’une part, sur la route étoilée de la dissolution totale. Et, d’autre part, le rappel que les murs n’en finiraient pas de tomber, encore et encore. Cette ­double leçon a entériné celle de ­novembre 1989. Le réel devient un désert virtualisé, mais hérissé ça et là des vestiges des monuments d’hier. Le futur arrive, mais avec lui revient de même le passé. Oui, nous allons très vite. Mais nous avançons aussi, cahin-caha, parmi les ­décombres fumants du vieux monde.

Conséquence : l’autre se rabat encore un peu plus sur le même. Vu d’aujourd’hui, on peut relire ainsi ce qui fut une surprise : la quasi-inexistence d’un cinéma de vengeance en riposte à la destruction des Tours jumelles. L’Amérique a bel et bien filmé la menace terroriste, mais elle l’a filmée de préférence à la maison. Et comme une menace, précisément : une virtualité. Elle s’est davantage attachée aux ambivalences de l’infiltration qu’à la reconstitution des attentats. Les Infiltrés (Martin Scorsese), Black Book (Paul Verhoeven), Miami Vice (Michael Mann) formeraient à ce titre une autre trilogie, où le bien revêt pour un temps l’apparence du mal, à ses risques et périls.
Le point commun du superhéros, de l’agent infiltré et du terroriste est aussi simple que crucial : ils dissimulent tous trois leur identité derrière un masque. Encore un pas de plus et tout se brouille : l’ami devient indiscernable de l’ennemi, l’altérité est partout et nulle part. Ce message rageur est celui qu’ont lancé Inside Man (Spike Lee) et V pour Vendetta (James McTeigue) en décidant de faire porter le même masque aux héros et aux voleurs, aux anarchistes et aux politiciens, aux terroristes et aux otages. Tous pareils : tous pourris, tous purs.

Vingt ans après, on en est là. L’érosion commencée un jour de 1989 s’est déplacée de la pierre à la chair, des façades à la face. Non sans logique, la délocalisation s’est lentement inversée en relocalisation extrême. Les grands chantiers physiques et moraux du cinéma américain ont maintenant lieu sur les visages. Tous les visages. Dernier exemple en date, The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan : ruine et ravalement s’y dessinent en effets de latex, de pixel ou de fard, qui sont autant de tourments sur les faces, belles ou laides, bonnes ou mauvaises, de Batman, du Joker ou de Two-Face, le bien nommé.

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Chute du Mur : 20 ans après
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