Philanthropie : la nouvelle donne

En ouvrant la porte des services publics à la générosité privée, le gouvernement dessine un nouveau modèle de société, fondé sur le désengagement et l’inégalité.

Eva Delattre  • 29 octobre 2009 abonné·es

On pensait la philanthropie tombée en désuétude depuis les dames de charité du XIXe siècle. Si elle n’avait en fait pas vraiment disparu [^2], elle est aujourd’hui en plein boum ! Jamais un gouvernement n’avait à ce point, et de manière aussi systématique, encouragé le recours aux dons de particuliers et d’entreprises. « Avec la création des fondations d’entreprise en 1990, l’État a pour la première fois autorisé le privé à se saisir de l’intérêt général , rappelle Éric Dutertre, directeur d’Excel, une agence de conseil en levée de fonds. Puis, c’est Jean-Pierre Raffarin [instigateur du fameux lundi de Pentecôte travaillé pour la bonne cause, NDLR] qui a déclaré à son tour que “l’État [ n’avait ] pas le monopole de l’intérêt général”. Aujourd’hui, pourtant, c’est une accélération sans précédent. »

Sous l’ère Sarkozy, des lois ont été votées tous azimuts. Elles accroissent les réductions fiscales pour les donateurs et mettent en place de nouveaux outils de collecte dont les établissements publics devront faire bon usage : création des fonds de dotation, de fondations universitaires, hospitalières, ou même destinées à ­l’audiovisuel public… Demain, entreprises et citoyens seront appelés à donner en faveur de leurs associations habituelles, mais aussi à l’hôpital du coin, à leur chaîne de télé, à leur ancienne fac, à leur médiathèque ou, même à leur collectivité locale. Nouveauté absolue, deux conseils généraux viennent ainsi de lancer un appel au mécénat pour financer des projets culturels dans leur département.
Mais si, globalement, les Français se montrent de plus en plus généreux, le « gâteau » de la générosité n’est pas infini. En ces temps de crise, la concurrence entre les organismes faisant appel à la générosité du public fait rage. Notamment avec l’arrivée en masse des universités et grandes écoles sur le marché. « Les entreprises commencent à se lasser d’avoir à trier les piles de demandes de mécénat qui arrivent sur leur bureau. C’est un peu le bazar, car le gouvernement a accumulé les dispositifs, sans pour autant accompagner les institutions dans les nouveaux métiers de collecte », rapporte Yaële Aferiat, directrice de l’Association française des fundraisers, qui propose des sessions de formation à la collecte de fonds qui se tiennent désormais à guichet fermé.

L’extension du domaine du don, faux nez du désengagement des pouvoirs publics dans la recherche, l’éducation ou la culture ? De toute évidence. Mais pas seulement. Car derrière l’affichage des nobles vertus de la générosité, « c’est le modèle de société qui est en train de changer » , observe Éric Dutertre. Il laisse la place à un modèle économique où le contribuable financera les choix de quelques happy fews via les dégrèvements fiscaux accordés aux plus riches donateurs… C’est un « new deal » inversé qui est à l’œuvre. Grossièrement calqué sur le système anglo-saxon et porté (aux nues) par l’américanophile Christine Lagarde, alors même qu’outre-Atlantique le système philanthropique commence à montrer ses limites (voir ci-contre), et que Barack Obama se tourne vers une redistribution centralisée des richesses avec sa réforme du système de santé.

Mais qu’importe. La « main invisible » de la générosité aura désormais pour tâche de garantir la pérennité du service public français en lieu et place de l’État providence. « L’idéologie selon laquelle les décisions individuelles des donateurs seraient plus efficaces que l’action politique est en réalité inefficace, estime pourtant Anne Bory, auteur d’une thèse de sociologie sur le mécénat d’entreprise. On constate que beaucoup de projets, parce qu’ils sont politiquement incorrects ou pas assez glamour, ne sont jamais financés. Pis, on s’aperçoit que la puissance publique tend à se caler sur les financements privés en se disant que, si un porteur de projet a trouvé un mécène, c’est qu’il mérite de recevoir des subventions ! »

Alors, dans ce système darwinien, il n’y aura pas de place pour tout le monde… Les plus grosses structures engrangeront aussi les plus gros dons, concentrant ainsi tous les pouvoirs, tandis que des pans entiers de la société pourraient ­disparaître faute d’avoir su dégoter les bons mécènes… Loin du système de solidarité nationale, la France philanthrope pourrait donc découvrir que générosité ne va pas forcément de pair avec égalité.

[^2]: Les dons aux associations caritatives ou aux institutions culturelles ont perduré malgré l’avènement de l’État providence après-guerre.

Publié dans le dossier
Le don, un marché qui rapporte
Temps de lecture : 4 minutes