Les apprentis sorciers

Denis Sieffert  • 7 janvier 2010 abonné·es

Le sarkozysme est-il un pétainisme, comme l’affirme le philosophe Alain Badiou ?
A-t-il quelques traits communs avec le fascisme, comme le dit sans ambages le démographe Emmanuel Todd [^2] ? Ces questions sont tout sauf stériles. Des réponses que l’on propose dépendent notre niveau d’éveil social et de vigilance. Elles conditionnent nos mobilisations. L’énorme manifestation anti-Front national du 1er mai 2002 l’avait démontré : notre pays n’est pas prêt à se donner à un parti qui s’inscrit ostensiblement dans la continuité idéologique du fascisme. Il est probable qu’un affichage de même nature provoquerait, huit ans après, une réaction aussi forte. Le danger avec le sarkozysme, c’est le camouflage. Les défenses immunitaires qui nous protégeaient, dans une large mesure, du lepénisme, n’agissent plus contre celui qui fait précisément profession de prévenir ce péril. Quand bien même les idées étaient confuses, les principes flageolants, et les tentations fortes, il y avait encore chez beaucoup de nos concitoyens de la honte à être catalogué comme sympathisant ou adhérent du Front national. Aujourd’hui, il faut se demander si Nicolas Sarkozy, en fait de « décomplexer » la droite, n’a pas surtout libéré une certaine extrême droite, et si nous ne sommes pas en train de tolérer au pouvoir ce que nous avons vigoureusement rejeté il y a huit ans.

Que l’on se comprenne bien : « fasciste » ou « pétainiste » ne sont pas pour nous des insultes d’automobilistes que l’on s’enverrait au visage après une embardée. Il serait insupportable de galvauder ces mots chargés d’une histoire trop tragique pour qu’ils servent de vecteurs à la colère et au sentiment d’impuissance que l’on peut éprouver devant la politique d’un gouvernement.

L’abus de langage n’est pas permis. Il n’existe évidemment ni chez Badiou ni chez Todd. Dans l’entretien qu’il avait accordé à Politis en juin dernier (voir n° 1058), le philosophe énumérait soigneusement, et de façon fort convaincante, les analogies thématiques avec le pétainisme, que l’on pourrait résumer ainsi : la répression de tout ce qui n’appartient pas à la norme supposée consensuelle de notre société, aussi bien dans le rapport au travail qu’aux mœurs, ou à la morale. Depuis le mois de juin, cette norme s’est encore resserrée. C’est l’objectif du sinistre débat sur l’identité nationale. Les domaines de la culture, au sens large, et de la religion, et derrière cela de l’origine ethnique, sont clairement visés. Et avec un tel acharnement que cette définition évidemment chimérique ne peut se dessiner que dans la haine et l’exclusion. Mais Emmanuel Todd a raison de souligner que le sarkozysme, c’est aussi et peut-être surtout une politique de classe extrême. Une politique antisociale qui ne tente même plus de faire illusion dans le rôle arbitral que la tradition démocratique confère à l’État, et qui cherche à étouffer toute conflictualité. D’où la violence de ce que Nicolas Sarkozy appelle ses « réformes », et qui vont toutes dans le sens de la destruction des structures sociales. Les attaques contre la Fonction publique qui seront à l’ordre du jour des prochaines semaines illustreront hélas cet aspect. Cela aussi évoque quelques parentés avec le pétainisme. Autant que la référence permanente à l’enracinement identitaire dans le terroir.

On a donc peine à croire que lorsqu’il invoque (dans son discours de vœux) la « fraternité », et appelle au « rassemblement », Nicolas Sarkozy est saisi par le remords. On serait plutôt tenté d’y voir un supplément de cynisme. L’opération « identité nationale » aurait en partie échoué, et il faudrait se replier en bon ordre. Dans un bilan d’étape, lundi, Éric Besson s’est lui aussi efforcé d’atténuer les effets déplorables du débat qu’il a initié. Il a trouvé admirable que 15 % « seulement » des contributions écrites représentent du « déchet » , « hors sujet » ou contenant des propos « racistes ou xénophobes » . Nonobstant le fait que cette proportion est énorme, Éric Besson nous prend pour des sots lorsqu’il nie que le débat se focalise sur l’islam et sur l’immigration, et lorsqu’il se félicite que, pour la plupart des contributions, être Français, c’est « respecter des normes », « adhérer à des valeurs » , « partager un même patrimoine » . Il est si manifeste que ces « normes », ces « valeurs » et ce « patrimoine » (le clocher plutôt que le minaret), suggérés sinon avoués, visent à exclure les mêmes populations !

Certes, le contexte n’est pas au fascisme. Il ne l’est pas encore. Il ne le sera peut-être jamais. Puisque c’est l’heure des vœux, formons au moins celui-là ! Et nul ne peut dire comment tourneraient ces gens en cas de malheur. Après tout, le colonel de La Rocque, chef des Croix-de-Feu, a bien choisi la Résistance en août 1940 ! Dans le meilleur des cas, cette équipe de politiciens sans principes joue les apprentis sorciers. Ils devraient se souvenir des derniers mots du poème de Goethe du même nom : « Quel malheur ! Les esprits que j’ai réveillés ne veulent plus m’écouter. » On ne manipule pas impunément l’opinion.

Retrouvez l’édito en vidéo.

[^2]: Entretien dans le Monde daté du 27 décembre 2009.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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