« Il faut faire cotiser les profits »

Pierre Khalfa, membre de la Fondation Copernic et d’Attac, détaille les alternatives possibles au projet gouvernemental. En jeu : le partage de la richesse.

Thierry Brun  • 15 avril 2010 abonné·es

Politis: Dans un livre à paraître [^2], vous faites du débat autour de la question des retraites un enjeu de société. Quels en sont les termes ?

Pierre Khalfa: Le premier enjeu est celui de la solidarité intergénérationnelle. La retraite par répartition met en place une chaîne ininterrompue entre les générations. La génération qui part à la retraite a enrichi la société par son travail. Elle est prise en charge par la génération suivante, qui, elle-même, a la garantie que le moment venu sa retraite sera financée. Ainsi, la richesse produite est partagée entre actifs et retraités, et chaque génération monte sur les épaules de la précédente. Le second enjeu renvoie à la place nouvelle qu’occupent de plus en plus les retraités dans la société. Si ceux-ci sont classés comme « inactifs » dans les calculs économiques, ils le sont de moins en moins dans la réalité et sont de plus en plus investis dans des activités socialement utiles. Le fait de partir assez tôt en retraite, en bonne santé et avec un revenu qui ne s’effondre pas, n’est pas seulement bénéfique pour eux-mêmes, mais pour toute la société. Le troisième enjeu est lié à la sortie de crise. Toute crise de cette nature pose la question de savoir qui va en payer le prix. L’exemple de la Grèce montre que les marchés financiers, les institutions européennes et les gouvernements veulent faire payer cette crise aux salariés et à la population. La protection sociale est donc au cœur de l’affrontement.

Un nouvel allongement de la durée de cotisation et le report de l’âge légal de départ à la retraite semblent faire consensus dans de nombreux milieux, y compris dans une partie de la gauche, pourquoi y êtes-vous opposés ?

Déjà, aujourd’hui, les salariés ont de plus en plus de mal à réunir le nombre d’années requises. Les jeunes entrent de plus en plus tard sur le marché du travail, et les entreprises se débarrassent de leurs salariés âgés. Ainsi, plus de 6 salariés sur 10 sont hors emploi au moment où ils liquident leur retraite, et l’âge moyen de cessation d’activité est de 58,8 ans. Tout durcissement des conditions de départ en retraite se traduira donc par une nouvelle baisse du niveau des pensions. De plus, quel sens cela a-t-il de vouloir maintenir au travail des salariés âgés, alors que le chômage de masse perdure, en particulier chez les jeunes ? Vouloir allonger la durée du travail revient à préférer entretenir le chômage plutôt que de payer des retraites. La focalisation sur « l’emploi des seniors » est d’autant plus inacceptable que rien n’est fait pour améliorer le taux d’activité des femmes, qui, dans toutes les projections du Conseil d’orientation des retraites (COR), reste inférieur de 10 points à celui des hommes. Enfin, alors que les conditions de travail se dégradent, que de nouvelles pathologies liées au stress et à la souffrance psychique se développent, ce n’est pas plus qu’il faut travailler, mais moins ! Le but de la vie humaine ne peut pas être de travailler pour le capital jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Une alternative à la « régression sociale » existe, explique l’appel à « faire entendre les exigences citoyennes sur les retraites » [^3]. Quelle est cette alternative ?

Fondamentalement, il s’agit d’accompagner l’augmentation du ­nombre de retraités par une augmentation correspondante de la part de la richesse produite leur revenant. Les retraites représentent aujourd’hui 13 % du PIB. Si l’on maintient la législation actuelle, les retraites devraient représenter, selon les hypothèses en matière de productivité et de chômage, aux alentours de 15 % du PIB en 2050. Pour revenir sur les mesures régressives prises depuis 1993, ce qui est notre position, le COR avait indiqué dans son rapport de 2001 qu’il faudrait environ 6 points de PIB supplémentaires à l’horizon 2040. Cela correspond à 15 points de cotisations supplémentaires lissés sur 40 ans, soit une augmentation de 0,37 point par an. Rien donc de particulièrement extravagant. Ce chiffre est certes à prendre avec précaution car, si les perspectives démographiques se sont nettement améliorées depuis cette date, réduisant ainsi les besoins de financement, l’hypothèse de chômage sur laquelle il est basé (4,5 % en 2015) est peu probable. Il n’en indique cependant pas moins un ordre de grandeur. La question des retraites revient en définitive à celle du partage de la richesse produite. Pour financer les retraites, il faut un rééquilibrage de la part des salaires (salaires directs et cotisations sociales) dans la valeur ajoutée, la richesse créée par les salariés dans les entreprises. Celle-ci a baissé d’environ 9 points depuis une trentaine d’années, avec pour corollaire une explosion correspondante des dividendes versés aux actionnaires. Il faut donc faire « cotiser les profits ». Cela peut, par exemple, passer par une augmentation des cotisations patronales. Un tel rééquilibrage serait compensé par une baisse correspondante des dividendes, ce qui permettrait de ne pas toucher à la sacro-sainte compétitivité des entreprises dont on nous rebat les oreilles. 

[^2]: Retraites: l’heure de vérité , Attac-Fondation Copernic, coordonné par Pierre Khalfa, éditions Syllepse, 2010.

[^3]: www.exigences-citoyennes-retraites.net. Parmi les 500 premiers signataires, on relève des sociologues (Luc Boltanski, Robert Castel, Patrick Champagne, etc.) et des économistes (Pierre Concialdi, Frédéric Lordon, Henri Sterdyniak, etc.), des politiques (dont Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts, le socialiste Razzy Hammadi ou encore Jean-Luc Mélenchon, président du Parti de gauche) et des syndicalistes.

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