La paix sur un mode néolibéral

Le projet mené par la France à Bethléem est une parfaite illustration du plan néolibéral du Premier ministre palestinien, Salam Fayyad, en termes de déconstruction nationale et d’intégration du fait colonial.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 22 avril 2010 abonné·es

Le 8 avril, le ministre français de l’Industrie, Christian Estrosi, et le mi­nistre palestinien de l’Économie, Hassan Abu Libdeh, participaient à la pose de la première pierre du parc industriel de Bethléem. Une délégation d’entreprises françaises, futures partenaires des entrepreneurs palestiniens, était là pour témoigner du rapprochement des secteurs privés des deux pays. Avec un label « Made in Bethléem » et une société mixte franco-palestinienne de développement, la Bethleem Multi Purpose Industrial Park (BMIP), ce projet inédit devrait être opérationnel d’ici à 2011. Intégrant consciencieusement l’occupation israélienne comme un état de fait inébranlable, il s’inscrit dans le contexte de néolibéralisme mondialisé de l’OMC. « Une priorité de la coopération française » inscrite dans l’axe de développement économique fixé par le Plan palestinien de réforme et de développement (PPRD).

Selon Valérie Hoffenberg, nommée en août 2009 par Nicolas Sarkozy représentante spéciale de la France pour la dimension économique, culturelle, commerciale, éducative et environnementale du ­processus de paix au Proche-Orient, l’objectif est de « créer une classe moyenne palestinienne qui sera le premier camp de la paix » et de « restaurer l’espoir » en créant des emplois (entre 500 et 1 000, d’après l’Agence française de développement, AFD). La « paix du capital », huit ans après la « feuille de route » de George W. Bush. Mais « les principaux bénéficiaires, ce sont les entreprises » , reconnaît le directeur de l’AFD de Jérusalem. La coopération privée s’est d’ailleurs élargie puisqu’à Paris, en février, Valérie Hoffenberg réunissait le « patron des patrons palestiniens » et un grand patron israélien, venus parler « des opportunités économiques méconnues » aux entrepreneurs français du CAC40. Mi-mars, la représentante française annonçait la création d’un groupe d’hommes d’affaires français, palestiniens et israéliens.

Mais l’appât de la croissance (de 7 à 11 % annoncés par l’Autorité palestinienne), reste virtuel et conditionnel. Si le PIB présente en 2009 une augmentation nette par rapport à 2008, il est en chute libre comparé à la fin des années 1990. Les secteurs économiques stimulateurs de croissance (services, tourisme et bâtiment, ce dernier présentant à lui seul 22 % de croissance) sont fragiles (voir tribune p. 21). De même, l’ouverture des points de passage entre Israël et le nord de la Cisjordanie permet aux Arabes israéliens de venir y effectuer leurs achats mais reste un levier économique subordonné à des critères fixés par Israël. D’ordinaire, « les États qui prennent part à la globalisation sont indépendants » , argue Adel Samara, économiste palestinien, directeur de la revue Kana’an et membre fondateur du FPLP en 1967. Or, c’est une Palestine soumise qui intègre le capitalisme mondial, dont les corollaires (privatisation, libre marché et non-protectionnisme, explosion de la cohésion sociale et montée de l’individualisme) dépolitisent et aggravent sa situation. Pour l’économiste, « sous un régime colonial, c’est un renforcement de l’économie coloniale ».

Et de fait, sur le terrain, le parc industriel de Bethléem est conçu dans ce contexte de dépendance. Dans sa « Note de communication publique d’opération », l’AFD relève que « la mise en œuvre du projet [bien que construit en zone A, sous contrôle de l’Autorité palestinienne] est conditionnée par l’obtention d’autorisations israéliennes » pour la possibilité d’utiliser la route d’accès en zone C, pour l’aménagement des check-points, mais aussi en termes d’assainissement, d’approvisionnement en énergie et en eau. Des pôles financés par la diplomatie française à hauteur de dix millions d’euros. Alors que la France prétend n’avoir « jamais accepté l’annexion de Jérusalem-Est et la poursuite de la colonisation » dans les territoires par Israël, sa représentante se félicite de travailler « au jour le jour pour que ce parc industriel soit un projet pilote en coopération avec les Israéliens » . Samir Hazboun, président de la chambre de Commerce et de l’Industrie de Bethléem et de la compagnie de développement BMIP, reconnaît qu’ « on ne peut pas parler de garanties au Moyen-Orient » , admettant que « tout investissement comporte une part de risque » . « La ZI de Bethléem souffrirait inévitablement d’un bouclage des territoires » , précise Hervé Conan.

Adel Samara souligne que ce que les « travailleurs palestiniens gagneront en salaires sera dépensé pour l’achat de produits israéliens, du fait du déclin du secteur agricole » . Le marché captif palestinien offre en effet à Israël 2,5 millions de consommateurs supplémentaires. Par le jeu des restrictions sur les importations, en 2008, plus de 90 % des échanges commerciaux des Territoires palestiniens (contre 3 % seulement avec l’Europe) ont eu lieu avec Israël, qui peut réguler son marché en choisissant d’envoyer vers les territoires ses excédents de production. Faute d’autorisations de production délivrées par Tel-Aviv, la part de marché des produits de consommation courante palestiniens en Palestine est de l’ordre de 20 %.

Le projet de Bethléem occupe une place de choix dans la newsletter du ministère israélien des Affaires étrangères du 6 décembre 2009, qui a même mis en place une agence gouvernementale consacrée à l’économie des territoires. Ce projet prenant place à l’intérieur des frontières de 1967, l’économiste craint qu’il ne consiste à « y circonscrire un certain nombre d’industries polluantes et à exploiter les Palestiniens pour fournir au marché israélien des produits bon marché ». À Bethléem, les industries sur le point de s’installer sont peu valorisantes et extrêmement polluantes (industrie pharmaceutique, plastique ou électroménager, industrie du papier, pour une infime part d’industrie alimentaire), s’inscrivant dans la logique de la sous-traitance et de la non-concurrence.

Dans le contexte de la zone de libre-échange euroméditerranéenne prévue pour 2010, la stabilisation de la Palestine est la « condition de la prospérité promise, analyse Khaled Hroub, directeur de l’Arab Media Project de l’université de Cambridge, corollaire du redéploiement du capital financier au Moyen-Orient et de l’essor du ­libéralisme dans la région ». Mais, comme le rappellent les récentes explosions de violence, la paix ne s’achète pas. Pour Adel Samara, « il n’existe pas de solution économique ; l’occupation, le blocus et le néolibéralisme ne peuvent apporter aucune stabilité ». Ramallah modernisée et opulente ne peut faire oublier la paupérisation massive de la société palestinienne. Les conséquences de l’occupation en termes d’accès au travail, de chômage, de santé, de destruction de l’infrastructure, d’expropriation de terres arables à des fins militaires ou de colonisation sont nuancées par le FMI, mais plus que jamais dénoncées par l’ONU.
Le projet néolibéral franco-palestinien avance contre toute logique politique. Outre l’analogie avec l’exemple égyptien, « un libre marché pour tenir les bouches fermées et les ventres vides » , évoquée par Adel Samara, la communauté internationale risque fort de provoquer ce qu’elle prétend combattre : le renforcement du Hamas. Comme le relève Julien Salingue, doctorant en science politique et enseignant à l’université Paris-VIII, les cadres du projet sont pour l’essentiel des marchands dont « le programme économique s’intègre aux canons du néolibéralisme ». Mais, surtout, le vaste réseau social du mouvement islamiste offre le dernier rempart à la désintégration sociale engendrée par le libéralisme, le dernier espace de souveraineté en l’absence de processus politique.

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