La colère des dieux

Denis Sieffert  • 13 mai 2010 abonné·es

Ce monde sait parfois témoigner de sensibilité et de compassion. Surtout à l’égard de ceux qu’il vénère et qu’il craint. Tout au long du dernier week-end, une expression revenait dans tous les discours, et les mêmes mots ponctuaient les commentaires d’économistes et autres experts mobilisés pour nous expliquer la crise : « Il faut rassurer les marchés ! » On avait vu au cours de la semaine ce qu’« inquiétude des marchés » voulait dire : moins onze pour cent à Paris, moins six à Francfort, moins sept à Londres, moins treize à Madrid, moins douze à Athènes… Et l’euro, le joyau de notre Europe, avait atteint son cours le plus bas depuis 2003. On osait à peine imaginer ce que serait « la colère des marchés ». Peut-être irait-on jusqu’à la dislocation de l’Europe et à la mort de l’euro ! Ce qui frappe, dans ce discours, c’est son caractère mythologique. Remplacez les marchés par les dieux
– ceux de l’Olympe, bien sûr – et vous verrez que nous ne sommes pas plus avancés que Ménélas ou Agamemnon. Au moins les héros de l’Antiquité avaient-ils de bonnes raisons de craindre des dieux tout-puissants, créateurs de la terre et du ciel. Aujourd’hui, on en viendrait presque à oublier que nos dieux, nous les avons fabriqués, et qu’il ne tient qu’à nous de les terrasser. Une poignée de décisions très humaines, et même très politiques – l’invention des taux de change flottants, par exemple, les retraites par capitalisation, et quelques bonnes déréglementations –, ont suffi à nous inventer de nouveaux maîtres du destin. Une bonne taxe sur les transactions financières et quelques mesures anti-spéculation les ramèneraient à la réalité humaine de la lutte des classes…

Mais la comparaison avec les dieux de l’Antiquité ne s’arrête pas là. Les foudres des marchés, comme celles de Zeus, sont engendrées par les fautes des hommes. Pour calmer leur colère, on peut leur faire offrande de cinq cents milliards d’euros, en prêts ou en lignes de crédits, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi infliger aux hommes supposés coupables d’avoir provoqué de gigantesques déficits publics – car telle est la faute – de terribles châtiments. Pour les plus coupables, les Grecs, comme toujours, ce sera la retraite à 67 ans, la suppression des 13e et 14e mois pour les fonctionnaires et, pour les mêmes, le gel des salaires ; et encore des milliers de licenciements dans le secteur public, et la levée de l’interdiction de licencier plus de 2 % des effectifs d’une entreprise. Et pour les autres, nous par exemple, ce sera ce que François Fillon a annoncé. Aux marchés en colère, nous donnerons la peau d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite, et nous leur accorderons une réduction drastique des dépenses sociales. On parle d’une remise en cause des aides à l’emploi, des aides au logement, des allocations aux adultes handicapés. Car voilà ceux qui ont fauté ! Ceux dont le train de vie extravagant a fait exploser la dette publique.

Or, chacun sait que ce n’est pas vrai, que les victimes des plans d’austérité (appelons ça comme ça sans demander la permission à M. Fillon) ne sont pas coupables de vivre dans une indécente opulence. Il ne s’agit pas de faire l’apologie des déficits publics, mais de s’interroger sur leur origine et sur une façon juste de les résorber. Et c’est ici qu’il faut dénoncer ce discours « mythologique » qui transforme les marchés en dieux auxquels il faut se soumettre. Et l’Europe, en entité abstraite, dont il faut sauver la monnaie aux dépens des peuples. Plus que jamais la politique semble être devenue l’art de transformer la démocratie en fatalité. L’art de culpabiliser les petites gens. Sans faire la concurrence à nos économistes, et sans prendre trop de risques, on peut dire qu’il existe deux façons de résorber les déficits : par l’austérité, cette « décennie d’efforts » que promet aux peuples le « décliniste » Nicolas Baverez dans le JDD ; ou par l’augmentation des recettes. Pourquoi pas une réforme fiscale qui taxerait la finance, comme le suggère Attac ? Et pourquoi pas un plan européen de convergence fiscale ? À juste titre, Liêm Hoang-Ngoc cite (voir page 7) l’exemple de l’effort consenti par l’Allemagne de l’Ouest pour intégrer à son économie l’Allemagne de l’Est, au lendemain de la réunification. Les mesures prises ce week-end vont à l’inverse. Elles restent de nature financière – que le cours de la Société générale ait repris sept milliards d’euros en un jour ne remontera pas le moral dans les chaumières. Cette laborieuse solidarité a peut-être calmé momentanément la colère des marchés, mais elle ne leur a pas ôté leur pouvoir quasi divin. Les Européens n’ont pas pris les mesures politiques qui permettraient d’aider les sociétés à converger socialement vers le haut. Ce que nous appelons de nos vœux, nous et quelques autres, depuis Maastricht, c’est-à-dire depuis près de vingt ans. Ce qui nous a valu parfois d’être qualifiés d’anti-européens. N’est-ce pas le discours de l’Europe financière, celui qui finit toujours par faire payer les peuples, qui est anti-européen ?

Retrouvez l’édito en vidéo.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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