Sciences éco sans conscience

Le projet de réforme du programme de sciences économiques et sociales au lycée suscite un tollé des enseignants, qui dénoncent une approche abstraite, d’inspiration néolibérale et dépourvue de réflexion critique.

Thierry Brun  • 17 juin 2010 abonné·es
Sciences éco sans conscience
© PHOTO: DANIAU/AFP

Exit les conflits sociaux, les inégalités, la crise financière et les rapports de classe… C’est à quelques exceptions près ce que suggère le projet de programme concocté par un groupe d’experts dans le cadre de la réforme de l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) en classe de première. Cette réforme lycéenne soumise à consultation par le ministère de l’Éducation nationale jusqu’au 16 juin a provoqué une levée de boucliers. Les enseignants, les associations de chercheurs et enseignants, notamment en sciences politiques, et des personnalités comme Philippe Meirieu, spécialiste de la pédagogie, ont multiplié les communiqués critiquant ce projet destiné à être mis en place à la rentrée scolaire de 2011. Ils défendent aussi un contre-projet, écarté par le ministère de Luc Chatel sans le moindre commentaire.
« Les élèves ne vont pas nous croire, s’inquiète Marjorie Galie, vice-présidente de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses). Par exemple, comment voulez-vous aborder les questions de consommation avec un projet de programme du gouvernement qui ignore la publicité, le fait que les entreprises créent des besoins, ­vendent une marque… On ne pourra pas étudier cette autre question : est-ce que les consommateurs sont totalement libres lorsqu’ils achètent leurs produits ? »

Le projet publié le 27 mai laisse peu de place à cette autre question d’actualité, relève l’Apses : faut-il mettre en œuvre des politiques de relance ou de rigueur ? Le lycéen de première économique et sociale (ES) devra se conformer, sans se poser ce genre de questions, aux règles de ­l’orthodoxie économique et n’aura ­d’autre choix que d’étudier le « marché concurrentiel » , volet le plus important proposé dans le nouvel enseignement. Un formatage qui constitue « un vrai recul. On part de l’idée que le marché est tout-puissant, magique, et on ignore le rôle de l’État » , analyse Marjorie Galie.

En clair, cette matière qui a connu quarante ans de succès dans l’enseignement secondaire, notamment parce qu’elle combine économie, sociologie et politique, est en passe d’être démantelée au profit d’une vision idéologique de l’économie. Le Snes-FSU, principal syndicat des enseignants du second degré, déplore ainsi la disparition des « questions vives » comme le chômage, l’inflation, la dette publique, les déficits, l’impôt, le financement des retraites, les crises, la croissance, la culture, etc., « qui donnent du sens aux apprentissages et mobilisent l’intérêt des élèves ». Le groupe d’experts « a préféré aborder le programme à partir de l’étude d’une liste interminable de notions plus ou moins abstraites », au ­nombre de 170 (un record dans les programmes), relève l’Apses, contre 70 auparavant. Et cette liste est « essentiellement inspirée par l’analyse néoclassique » , promue notamment par les économistes néolibéraux, souligne le Snes-FSU, qui estime que cette approche « fortement disciplinaire cloisonne les enseignements et conduit à un encyclopédisme sans précédent » . La CGT Éduc’action y voit de son côté un programme qui « ne répond en rien à la formation de l’élève en tant que citoyen éclairé ».

La méthode retenue pour l’élaboration de ce projet a aussi été critiquée par les enseignants. Le président de l’Apses, Sylvain David, a démissionné le 24 mai du groupe d’experts et dénoncé « l’arbitraire de la composition du groupe et la précipitation des travaux, menés sans concertation préalable avec la communauté éducative et dans des délais expéditifs » . Le Snes-FSU parle de « précipitation imposée pour l’écriture du programme par le groupe d’experts » et du « manque de temps pour le recueil et l’exploitation des avis des enseignants ». Marjorie Galie ajoute que « la consultation est opaque. Il faut envoyer un mail, mais le ministère ne rend pas publiques les analyses » . Après la présentation d’un contre-projet, l’Apses a donc organisé une consultation à partir de son site Internet. En quelques jours, près de 2 000 votants [^2] ont plébiscité son document, alors que 2 à 3 % des votes sont favorables au projet du groupe d’experts. Ces résultats ont laissé de marbre le ministère de l’Éducation nationale.

Sur le fond, le projet soutenu par le gouvernement renvoie un demi-siècle en arrière la pédagogie soutenue par la communauté éducative. L’Apses explique que cet enseignement, « comme tous les autres enseignements du secondaire, est un enseignement de culture générale. Dans le cycle terminal, il a comme objectif de conduire à la connaissance et à l’intelligence des économies et des sociétés contemporaines, et ainsi concourir à la formation du citoyen apte à saisir les enjeux des choix relatifs aux questions économiques, sociales et politiques contemporaines ». Et demande le report d’un an de l’application du nouveau programme pour laisser le temps de concevoir un nouveau projet.
Mais certains souhaitent qu’on aille vers une « fin de l’histoire » [^3] des sciences économiques et sociales.

[^2]: On compte 4 500 professeurs de sciences économiques et sociales.

[^3]: Allusion à la thèse de l’économiste Francis Fukuyama.

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