Comment la finance a dépecé Accor

Le groupe Accor s’est scindé le 29 juin : hôtellerie d’un côté, services de l’autre. Une opération juteuse pour les actionnaires, mais défavorable aux salariés.

Noëlle Guillon  • 15 juillet 2010 abonné·es
Comment la finance a dépecé Accor
© PHOTO : PIERMONT/AFP

Les syndicalistes CGT d’Accor parlent d’un « véritable démantèlement » de leur groupe depuis que la scission de celui-ci a été votée par les actionnaires, le 29 juin. Ce fleuron du CAC 40, premier groupe hôtelier européen, avec plus de 4 000 hôtels dans le monde et plus de 150 000 salariés, a décidé de se « recentrer sur son cœur d’activités » et surtout de satisfaire les exigences d’un capitalisme financier roi. « Ce n’est pas pour le bien de l’entreprise que le groupe est divisé en deux, mais seulement pour gagner de l’argent en Bourse », estime Ange Romiti, secrétaire général de la fédération des services de la CGT.
Les actionnaires ont en effet majoritairement décidé que le groupe devait se séparer de ses activités de service, Ticket Restaurant compris. Celles-ci sont désormais cotées en Bourse au sein d’une nouvelle entreprise, Edenred. Cette opération très symbolique a été rondement menée par deux fonds d’investissements, Colony Capital, l’Américain, et Eurazeo, l’Européen, qui à eux deux détiennent 30 % du capital de l’entreprise. Désormais, la branche services, de plus en plus rentable, avec 40 % du bénéfice en 2008 et 65 % en 2009, peut voler de ses propres ailes, laissant le secteur de l’hôtellerie à ses propres turpitudes.

Pourquoi un tel dépeçage ? Pour Bertrand Jacquillat, économiste et fondateur d’Associés en finance, « la tendance est d’en finir avec le management schizophrène » . D’après cet expert, des investisseurs comme Colony Capital permettraient de créer des emplois. L’envers du décor est cependant bien différent. Colony Capital et Eurazeo, parfois qualifiés de « fonds vautours », sont des habitués des montages financiers aux conséquences industrielles et sociales dénoncées par les syndicats de salariés. L’essentiel de leur activité consiste à entrer dans le capital des entreprises et à les racheter en ayant fortement recours à l’endettement de celles-ci. Il s’agit pour ces fonds de récupérer une plus-value à la revente, en utilisant un outil financier qui a de nouveau le vent en poupe chez les investisseurs et que l’on appelle LBO ( leverage buy-out) . Tom Barrack, président de Colony Capital, est ainsi un investisseur heureux dans Carrefour, But ou encore l’hôtel Savoy, acheté pour 950 millions de dollars en 1998, puis revendu 1,4 milliard de dollars six ans plus tard. Loin d’être philanthrope, Colony Capital est présent dans le capital d’Accor depuis 2005, avec un investissement d’un milliard d’euros. Le fonds a ainsi inspiré le nouveau « business model » du groupe : celui d’une « hôtellerie qui se finance elle-même, avec le développement de la franchise » , selon la communication d’Accor. La stratégie des fonds d’investissement est simple : il s’agit de « créer des ­centres de profit et de supprimer les ­centres de coûts » , comme l’explique Philippe Larasse, membre du Collectif LBO, lancé par la CGT, et fonctionnaire de la Caisse des dépôts. Dans l’hôtellerie, cela passe par la cession de murs d’hôtels. Ainsi, « il est intéressant de devenir locataire et d’obtenir un résultat exceptionnel sur la cession immobilière ».

L’opération est certes rentable à court terme, mais ne se fait jamais sans dégât social. « Juste avant ou juste après un LBO, il y a toujours des licenciements » , constate Philippe Larasse. « Le solde d’emplois peut paraître positif car, après les licenciements, on recrute des commerciaux pour générer des centres de profit », explique-t-il. Mais dans les hôtels, c’est le dégraissage. « Accor reporte les conséquences sociales sur ceux qui acceptent les franchises » , précise-t-il encore. Ainsi, dans le groupe Accor, Gilles Lamy, ancien directeur de l’hôtel Ibis de Champs-sur-Marne, en a fait les frais. Son hôtel a été vendu en 2008. Sous le coup de trois tentatives de licenciement pour raisons économiques, il cumule les procédures au tribunal administratif, en Cour de cassation et aux prud’hommes : « J’ai décidé d’attaquer le nouveau propriétaire pour discrimination syndicale, licenciement abusif et harcèlement moral. » Sur les trente employés de l’hôtel, il n’en reste plus que la moitié. Et « tous les avantages liés au groupe Accor ont été perdus. Perte d’intéressement, perte du ticket modérateur sur la mutuelle » , déplore Gilles Lamy.
La dynamique impulsée par les fonds d’investissement ne s’arrête pas là. « Ce qui rapporte à ces investisseurs, ce n’est pas de faire tourner le capital en Bourse, mais de réaliser des opérations », continue Philippe Larasse. Entendez : de continuer à segmenter l’entreprise. « Si de nouveaux LBO sont réalisés sur des parties d’Accor ou d’Edenred, Colony Capital et Eurazeo, détenteurs de plus de capital que tous les autres, peuvent fixer les prix. » Accor s’est d’ailleurs séparé le 7 juillet de la majeure partie de ses activités de la Compagnie des wagons-lits et espère vendre sa participation dans le groupe Barrière d’ici à la fin de l’année pour améliorer la rentabilité du groupe hôtelier. « Après le passage de ces fonds, des boîtes qui se portaient bien se retrouvent aussi sur le fil », décrit Philippe Larasse. Par exemple, l’entreprise de toiture Monier, asphyxiée après un LBO par un autre fonds d’investissement français, PAI Partners, a dû être rachetée in extremis par les banques créancières du fonds l’an dernier. « Rien ne va arrêter les LBO, dénonce Philippe Larasse. Les taux d’emprunts sont bas et, depuis la crise, les risques sont couverts par l’État. » Et Accor, fleuron du CAC 40, n’échappe pas à cette course aux profits financiers.

Temps de lecture : 5 minutes