Être retraité dans une société soutenable

Dans un essai, l’économiste Jean Gadrey réfute la croissance comme remède à tous les maux. Dans cet extrait, il montre comment on peut maintenir la retraite à 60 ans en favorisant une société plus écolo.

Jean Gadrey  • 7 octobre 2010 abonné·es

Pour pouvoir être accepté et si possible désiré, un projet de société soute­nable doit garantir une bonne protection sociale pour tous. L’année 2010 étant celle de tensions sur les retraites, et les années à venir ayant de bonnes chances d’être marquées par un débat perpétuel sur la protection sociale, tentons d’aborder ces questions, dans le cas des retraites, en quittant le registre purement économique et « croissanciste » qui les pollue gravement. L’avenir des retraites est en effet encore trop souvent questionné en oubliant complètement un des risques à venir, qui a déjà commencé à se manifester : l’impact de la crise écologique sur l’humanité.
Les divers scénarios de financement des retraites d’ici à 2050 supposent presque tous (il existe de rares réflexions alternatives, par exemple au sein d’Attac) une croissance économique infinie. On nous dit souvent, y compris à gauche, que, dès lors que la « richesse nationale » à population identique serait, par exemple, deux fois plus importante en 2050 qu’en 2010 (soit une croissance moyenne de 1,8 % par an), il n’y aurait pas de vrai problème de financement à terme : si le « gâteau » grossit, on peut en distribuer une plus grande part aux retraités, dont le nombre relatif augmente, sans rien retirer à personne, voire avec une progression du pouvoir d’achat des actifs.

La croissance comme remède magique à toutes les inégalités et injustices : c’est cet argument que le capitalisme a constamment servi aux peuples au cours du XXe siècle afin de se faire passer pour le meilleur des systèmes. Il serait temps de s’interroger sur le paradoxe qui consiste à défendre l’environnement des « générations futures » à propos du réchauffement climatique et à l’oublier lorsqu’il est question de leurs retraites à long terme. Nous tenions tous de tels raisonnements sur les retraites et la croissance, il y a quelques années. Mais bien des choses que nous ignorions ou considérions alors comme secondaires sont apparues depuis comme proprement vitales. Il est grand temps de les intégrer.
Les retraités du futur n’ont pas besoin d’une croissance qui va leur pourrir la vie, mais de partage des richesses et de réduction des ­inégalités. Pas seulement les richesses marchandes. Le pouvoir d’achat des retraites, c’est très important, surtout pour les petites et moyennes retraites, qu’il faut absolument défendre contre la régression programmée (qui a déjà commencé). Mais il faut aussi développer des services hors logique marchande (santé, culture et sport, transports collectifs…) et l’accès à des richesses non économiques (liens sociaux, participation citoyenne, richesses naturelles…) pour fonder le « bien-vivre » des retraités dans un monde soutenable. En isolant le pouvoir d’achat, on confond le « pouvoir de bien vivre » avec ce qu’on peut se payer, on conforte la marchandisation du monde version troisième âge. Aurions-nous déjà oublié le manifeste de nos amis antillais pour « les produits de haute nécessité ^2 »  ?

Voici quelques pistes pour raisonner autrement. Il faudrait :

1. Privilégier les ingrédients du bien-vivre des retraités dans une société soutenable. Ce sont à peu près les mêmes que pour les actifs (à l’exception du travail rémunéré). S’agissant par exemple du « grand âge », l’association Babayagas milite pour des modes de vie fondés sur quatre piliers, qui sont leurs « produits de haute nécessité » : autogestion, solidarité, citoyenneté et écologie. Cela implique certes des ressources financières, mais de façon sobre et partagée. Pourquoi ne pas mobiliser des valeurs semblables pour l’ensemble des retraités ?

2. Fixer un revenu maximum pour tous les citoyens, actifs ou retraités, défini comme multiple raisonnable d’un revenu minimum décent pour en finir avec la pauvreté monétaire, dont celle des seniors (notamment les femmes). Ce serait économiquement, socialement et écologiquement efficace.

3. Réfléchir à la fois au financement des pensions et à celui de services collectifs gratuits ou fortement subventionnés, publics ou associatifs, dédiés à l’amélioration de la qualité de vie des seniors et à leurs activités dans la cité, ce qui serait décisif pour les personnes à revenus modestes.

4. Produire des richesses et des valeurs économiques autrement, sans croissance quantitative, en réduisant la part du futile au bénéfice de l’utile, avec une progression de la qualité et de la durabilité, sources de valeur ajoutée et d’emplois. Une société de plein-emploi sans croissance des quantités est possible, en combinant montée en durabilité, partage équitable du travail et réduction des inégalités [^3]. Or, le plein-emploi est un atout majeur pour le financement des retraites.

  1. Maintenir le droit à une retraite de bonne qualité à 60 ans. Ceux qui défendent cet acquis ont d’excellents arguments. Ajoutons-en un : l’écologie. La retraite à 60 ans reste un outil majeur à la fois de partage du temps de travail (quand il y a quatre à cinq millions de personnes au chômage ou en sous-emploi) et de relativisation de l’emprise excessive du travail et de l’économie sur la vie et sur la nature . Ce ne sont pas les activités bénévoles d’utilité sociale et écologique qui manquent pour les « seniors associés ».

6. Dresser un bilan des dizaines de milliards récupérables annuellement sans croissance quantitative en prenant l’argent là où il est, en particulier dans l’excès de profits.

7. Enfin, intégrer dans le raisonnement une piste oubliée : celle de l’égalité des femmes et des hommes devant l’emploi de qualité et devant les salaires. Des politiques publiques peuvent ici être très efficaces. ­Tendre vers l’égalité professionnelle des femmes et des hommes, objectif ignoré par le Conseil d’orientation des retraites, serait une énorme source de richesses économiques, avec à la clé des emplois socialement utiles. Cela permettrait d’ajouter plusieurs dizaines de milliards d’euros au financement de la protection sociale, selon l’estimation proposée par Christiane Marty [^4].

[^3]: Voir aussi le blog d’Alain Lipietz « Climat, emploi, même combat ».

[^4]: Voir son analyse sur mon blog, texte du 25 avril 2010.

Publié dans le dossier
L'histoire d'une incroyable machination
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