L’art de la litote

Denis Sieffert  • 7 octobre 2010 abonné·es

Connaissez-vous Marcel Grignard ? Non, sans doute. L’homme est pourtant considérable. Il est, comme l’on dit, le « numéro deux » de la CFDT. Mais nos confrères aiment si passionnément le « numéro un », loué pour son « pragmatisme », son « réalisme » et son « sens des responsabilités », qu’on n’en connaît pas d’autres à la CFDT. Dans l’ombre de François Chérèque, Marcel Grignard assume cependant avec abnégation sa fonction de « numéro deux », détournant vers lui toutes les impopularités. Il s’est illustré, lundi soir, par une déclaration qui mérite analyse. « Nous devons frapper un grand coup le 12 octobre » , a-t-il asséné. Avant d’ajouter qu’il s’agit de « déjouer tous les pièges que tend le gouvernement, qui tente de jouer la radicalité » . On ignore ce que Marcel Grignard entend par « grand coup ». L’homme, visiblement, n’est pas un boutefeu. Les barricades ne sont pas son truc. Tout au plus peut-il espérer (s’il l’espère !) mettre quelques milliers de manifestants de plus dans la rue mardi prochain. Ce qui, ma foi, n’est pas impossible si l’on en juge par la détermination de tous ceux qui ont battu le pavé le 2 octobre. Et pourtant ! À raison d’une manifestation par semaine, sans autre perspective que d’entrevoir la manifestation de la semaine suivante, c’est déjà miracle que la mobilisation ne faiblisse pas. Mais on a tout de même envie de demander à Marcel Grignard ce qu’il compte proposer après le 12 octobre, à supposer que même un « grand coup » ne fasse pas bouger Nicolas Sarkozy. Nous savons déjà ce qu’il ne veut pas. Il nous avertit : gare au piège de la radicalité que nous tend le gouvernement !

Gare aux grèves reconductibles ! Sans même parler de grève générale. Car cela, suggère notre numéro deux, c’est le rêve de Nicolas Sarkozy. Je ne suis pas certain, pour ma part, que le président de la République prie chaque jour le ciel pour qu’un mouvement paralyse la France. Mais si Marcel Grignard en est convaincu, il ne lui restera plus qu’à appeler à une nouvelle journée de manifestation, pour huit ou dix jours plus tard… Je ne parierai pas cette fois que nos concitoyens ne finiront pas par se lasser. À moins qu’il ne compte sur les sénateurs et sur Nicolas Sarkozy pour qu’un amendement, même un petit amendement, lui permette de crier victoire, et le sorte de ce mauvais pas. Hélas, le président de la République ne comprend rien aux usages. Il est sourd aux injonctions de Jean-Pierre Raffarin, qui tente de lui expliquer qu’un rien suffirait pour s’assurer le concours de la CFDT. On a toujours besoin de la CFDT, semble lui dire l’ancien Premier ministre, sur le ton d’un moraliste. Il y a comme un dialogue codé entre Raffarin et Grignard. Mais si le président de la République ne comprend pas les messages codés, il risque de placer Marcel Grignard dans une fâcheuse situation.

Car tout le monde n’a pas la sagesse des hiérarques de la CFDT. Même Bernard Thibault prend le problème autrement. Il a eu lundi cette formule admirable : « Les salariés sont disponibles pour des grèves qui ne se limiteront pas à vingt-quatre heures. » Ce qui s’appelle l’art de la litote. Car si les salariés sont « disponibles », il reste à savoir qui va prendre l’initiative de les appeler à ce genre de mouvement. Qui, sinon un responsable syndical ? Bernard Thibault n’a guère plus d’appétence pour les grèves reconductibles que Marcel Grignard. Mais ses troupes sont peut-être plus « nerveuses », et il prend garde à ne pas perdre le contact. À toutes fins utiles, il se prépare à dire comme Cocteau : « Ces événements nous dépassent, feignons de les avoir organisés. » Car, pendant que les responsables confédéraux temporisent, ou implorent le gouvernement de faire ce geste minimum qui justifierait le repli, ou déjouent les pièges que Sarkozy ne leur tend pas, la base n’a que faire de ces subtilités. À la RATP, la CGT promet déjà un mouvement de grève illimitée au lendemain du 12 octobre. Et FO a suivi. À la SNCF, l’ambiance est à peu près la même. Décidément amateur de litotes, Bernard Thibault a prévenu qu’au lendemain du 12 « le mouvement peut prendre une nouvelle configuration » .

Mais il y a un syndicat dont je n’ai pas encore parlé. C’est SUD.
Et le regroupement auquel il appartient, l’Union syndicale Solidaires. Le mauvais manifestant que je suis, et qui se promène de cortège en cortège plus qu’il ne défile (je me demande si avec cette technique j’entre dans les statistiques de la préfecture de police…), a fait deux fois le même constat à une semaine d’intervalle : SUD et Solidaires ne gagnent peut-être pas encore les élections interprofessionnelles, mais ils s’y entendent côté manifestation. Leur cortège était bigrement impressionnant, samedi à Paris, par le nombre, par sa densité, par sa combativité et par sa jeunesse. Qui a dit que les jeunes n’étaient pas au rendez-vous ? N’ayant pas d’hélicoptère à ma disposition, je me refuse à entrer dans la bataille des chiffres. Je puis témoigner en revanche qu’il y avait là beaucoup de monde. Et que le cortège le plus impressionnant et le plus stimulant était celui où la direction parle le langage des militants. À force de litotes… et de Marcel Grignard, le paysage syndical français est peut-être en train de changer.

Retrouvez l’édito en vidéo.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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