Tchernobyl : le monstre est encore vivant

Il y a près de vingt-cinq ans, un réacteur de la centrale de Tchernobyl, en Ukraine, explosait. Plusieurs milliers de personnes vivent et travaillent encore dans la zone contaminée. Pendant ce temps, le projet français de confinement prend un retard dramatique.

Claude-Marie Vadrot  • 7 octobre 2010 abonné·es
Tchernobyl : le monstre est encore vivant
© Photo : C.-M. Vadrot

Après avoir longé le sarcophage, qui fuit depuis une bonne vingtaine d’années, et contourné la centrale nucléaire de Tchernobyl, nous arrivons, par une mauvaise petite route de quelques centaines de mètres, aux bâtiments bleus et blancs de Novarka, la société créée par Vinci et Bouygues pour construire la nouvelle enceinte de confinement supposée empêcher les fuites radioactives et permettre de démanteler le cœur du réacteur accidenté.

À une centaine de mètres, un dépôt de carcasses de véhicules et d’engins de travaux public en cours de démantèlement : soit inutilisables, soit pollués, les deux le plus souvent. À l’entrée du « camp français », des spécialistes contrôlent la radioactivité des véhicules. Non loin, dans le canal qui servait à refroidir les réacteurs, nagent d’énormes silures aux longues moustaches qui ont l’air de trouver à leur goût l’eau radioactive en compagnie d’autres poissons. Ils hantent également la grande retenue d’eau artificielle qui jouxte les installations à l’arrêt et communique avec la rivière qui se jette dans le Dniepr. Quelques cormorans pêchent du menu fretin. Comme les quelques pêcheurs travaillant à la centrale qui bravent les interdictions, haussant les épaules quand on évoque les risques. Ces mêmes risques auxquels s’exposent des ramasseurs de champignons qui affolent les dosimètres.

À force, vingt-quatre ans après l’explosion du réacteur n° 4, nombreux sont ceux qui affirment ne pas ou ne plus croire aux dangers de la radioactivité. Alors que des personnes, dans la région et dans tout le nord de l’Ukraine, continuent de mourir de cancers et d’étranges maladies liées aux retombées qui ont fait de la zone de 2 600 kilomètres carrés autour de la centrale une zone toujours interdite. On n’y pénètre d’ailleurs qu’avec des autorisations spéciales qu’il faut montrer aux forces de police gardant les limites de cet espace ­d’exclusion.

C’est dans ce périmètre, au plus près de la centrale, que travaillent les employés de Novarka. Parmi eux, une soixantaine d’expatriés français qui, comme les autres – ceux qui s’affairent autour des deux réacteurs arrêtés –, comme les ouvriers terrassiers, ne sont sur place que quatre jours par semaine ou bien deux ­semaines sur quatre. Ils vivent à Kiev ou dans la ville voisine de Slavutich, une ville nouvelle construite en 1992 pour loger les derniers salariés de Tchernobyl, loin des zones fortement irradiées. Ils en arrivent le matin et y repartent le soir grâce à un train électrique qui traverse une petite partie du territoire biélorusse. Un train de « banlieue » un peu déglingué sur lequel veille en permanence la police de Biélorussie.

Le serpent de mer d’un nouveau sarcophage destiné à remplacer celui que les Soviétiques avaient édifié à la hâte au péril de la vie des quelque 20 000 « liquidateurs », dont beaucoup, ouvriers et ingénieurs, sont morts par la suite, est né en 1992. Quand les Ukrainiens, sous pression de l’Union européenne, ont admis que leur enceinte de confinement se dégradait rapidement et risquait un jour de s’écrouler sur les débris du réacteur explosé, malgré la centaine de millions d’euros alors déjà dépensés pour le consolider. Entre les tergiversations des autorités ukrainiennes, le défi technologique, les corruptions liées aux différents marchés à passer et l’énorme financement nécessaire pour sécuriser entièrement le site, il a fallu attendre le début des années 2000 pour qu’un appel d’offres soit lancé. Il a été remporté par Vinci et Bouygues, face aux propositions d’un consortium américain, et le contrat a été célébré par les constructeurs en avril 2006 à l’ambassade de France de Kiev, pour marquer le vingtième anniversaire de la catastrophe. Mais, comme tous les intermédiaires ukrainiens n’avaient pas encore été correctement rémunérés, il n’a en fait été signé qu’en septembre 2007 à Slavutich. Sur la base d’un projet pharaonique.

Pour un montant de 500 millions d’euros, les Français se sont engagés à construire une arche de 105 mètres de hauteur sur une longueur de 150 mètres et d’une portée de 260 mètres, constituée par une structure métallique de 18 000 tonnes. Ensuite, cet ensemble devra, centimètre par centimètre, glisser sur des rails, poussé par des vérins hydrauliques, pour recouvrir le vieux sarcophage. La construction et la préparation du site mobiliseront jusqu’à un millier d’ouvriers et de techniciens. Le futur reste de rigueur car, si les Français sont muets comme des carpes sur l’avancement des travaux, les Ukrainiens expliquent volontiers que le chantier a pris beaucoup de retard : les fondations de positionnement de l’arche, qui utiliseront au moins 25 000 mètres cubes de béton, ne sont pas près d’être terminées : un coup d’œil aux travaux, pour l’instant embryonnaires, et les aveux des Ukrainiens permettent de le vérifier. D’autant plus que la centrale de béton, toute neuve, est en rade et ne correspond pas aux normes de sécurité les plus élémentaires.

Autre difficulté : pour préparer ces fondations, il a fallu extraire entre 5 et 7 mètres de terre fortement radioactive, une terre dont personne n’est capable de dire avec précision où elle a ensuite été déversée. La radioactivité du site est entre 50 et 70 fois supérieure à la normale. Cette « surprise » a entraîné à plusieurs reprises le changement des ouvriers et des techniciens ayant été trop exposés aux rayonnements de cette terre et surtout des grands blocs de béton et de métal exhumés pendant le terrassement. Sur ce point, comme sur tous les autres, l’omerta des Français et des responsables ukrainiens est (presque) parfaite, et ni l’Union européenne ni la Banque européenne pour le reconstruction et le développement (Berd), ne parviennent à obtenir des précisions sur la suite et l’avancement des travaux. Pourtant, la Berd a déjà mis de côté une cagnotte de 800 millions d’euros abondés par l’Union européenne (27 %), les États-Unis (19 %), la Grande-Bretagne et une dizaine d’autres pays, dont la France pour 8 %. Nul ne sait actuellement si cette somme sera suffisante puisque les dernières évaluations chiffrent l’achèvement des travaux à près d’un milliard et demi d’euros. Sans compter le retard qui coûte actuellement, et officiellement, 4 à 5 millions par mois. D’après Novarka, les travaux devaient se terminer mi-2012 alors que le chantier n’avance plus, qu’il a déjà au moins douze mois de retard et que la contamination radioactive « pose des problèmes » aussi bien aux Ukrainiens qu’aux Français. Mais de cela non plus on ne parle pas. Pas plus que les Européens ne savent comment ils pourront participer au financement des travaux après 2011, reprise économique ou pas.

Une fois que le nouveau sarcophage sera mis en place, « au mieux dans quelques années » , selon un ingénieur du Chernobyl Nuclear Power Plant – le maître d’ouvrage ukrainien – qui a démissionné il y a un an parce qu’il trouvait que les salariés étaient exposés à trop de risques, il faudra ensuite procéder au démantèlement de ce qui reste à l’intérieur. Autrement dit, le combustible encore en réaction lente et des centaines de milliers de tonnes de métaux et de béton, dont nul ne saura quoi faire, alors même que les déchets et le matériel contaminés lors de l’accident ne sont pas encore éliminés. Tout cela risque de durer plusieurs dizaines d’années. En outre, la radioactivité augmente chaque année au pied du vieux sarcophage : ne risque-t-il pas de s’effondrer, en partie ou en totalité, avant que Vinci et Bouygues ne résolvent les problèmes techniques et radiologiques qu’ils n’avaient pas anticipés dans leur hâte de remporter le marché ? Ils ont fait de nombreuses impasses sur cette entreprise de confinement totalement inédite.

Pendant ce temps, les rares habitants et salariés fréquentant la région de Tchernobyl continueront à cueillir et à manger les cèpes qui abondent dans les bois…

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L'histoire d'une incroyable machination
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