Au-dessus du volcan capitaliste

« Nous étions des êtres vivants », de Nathalie Kuperman, est un roman choral sur une entreprise qui se disloque.

Ingrid Merckx  • 18 novembre 2010 abonné·es

Le monde du travail est une ­jungle. Tout le monde le sait, tout le monde le vit. Nathalie Kuperman le met en scène. Ses personnages s’expriment à tour de rôle dans Nous étions des êtres vivants , roman choral sur une entreprise de presse pour enfants en pleine restructuration. Roman d’une crise qui se tient en trois temps : menace, dérèglement et trahison. Chaque partie se faisant le théâtre d’un séjour éclair dans la tête de chacun. Nathalie Kuperman passe de l’individu au collectif puis d’un personnage à ­l’autre, comme elle visiterait leurs « intérieurs » à des instants t .

Il y a donc des voix. Avec chacune son sexe, son histoire, sa vie privée, son caractère, son rôle dans la boîte, ses compétences, ses trouilles, ses réflexions… Et une voix. Celle que la romancière fait parler à travers le « chœur » mais aussi celle reconstituée par l’écume de ce que toutes expriment. Différentes et mêlées. Non parce qu’elles sont unies ou font corps, mais parce que ponctuellement liées par un même destin : le rachat, le patron, Paul Cathéter le mal-nommé, et le séisme que les personnages subissent à des degrés différents suivant l’endroit de la faille où ils se ­trouvent.

Dans ses instantanés, Nathalie Kuperman marie le privé et le professionnel par le biais du monologue intérieur. Se situer dans les pensées lui permet de ne pas marquer de césure entre les deux sphères : il y a la salariée qui, en faisant ses cartons, pense à son père qu’elle va emmener en maison de retraite, et celle qui ­visualise mentalement le patron en démarrant brutalement au feu rouge… Nathalie Kuperman laisse intervenir ce qui relève du fantasme, de la rêverie, du délire, de l’intime, du fugace. Sans que ce soupçon de fantastique prenne le dessus, mais assez pour laisser exister l’irrationnel, les émotions et ces messages automatiques que chacun se répète en dedans. « Je ne bougerai pas ! »

Excepté le patron, les personnages ne sont jamais détestables. Lâches peut-être. Tout les y pousse. Mais terriblement humains. Cela tient au fait que l’auteure réussit à faire émerger l’intérêt de chacun. L’intérêt profond en lien avec ce qui structure son être. Ce ne sont d’ailleurs pas les plus courageux les plus émouvants, mais la DG, quand elle parle de son père ­atteint de la maladie d’Alzheimer. Ou la traîtresse, qui tente de garder la tête haute pour ses enfants.
Cela tient aussi à cette façon intelligente de saisir les pensées soudaines, complexes et contradictoires qui président aux malaises : « Je me sens vaine et impuissante. Ma compréhension du monde se rétrécit et j’ai envie de pleurer comme une enfant. » Cela tient enfin à un truchement : avoir trouvé le bon tempo pour des pensées qu’on imagine touffues et bousculées.
Nathalie Kuperman préserve une impression de vitesse et de fusion tout en conservant la clarté et le recul de la réflexion. Tous les personnages sont vecteurs d’une mélancolie née des circonstances mais aussi de l’écart entre leurs rêves et leur réalité.

Surtout, la romancière met en parallèle le rôle du travail dans l’équilibre général des individus et son rôle dans leur(s) déséquilibre(s). Elle montre ainsi comment le pouvoir implacable du management libéral s’infiltre comme un mal, jusque dans les lits… Au point que tout le monde tremble sans pouvoir terminer ses phrases : « Tu crois que. Ce n’est pas possible que. Il n’a pas pu. C’est complètement. » Dérèglement dans l’expression symbolique d’un dérèglement plus grand et qui transforme la lutte des classes en lutte tout court, contre le cataclysme, pour la survie. C’est le récit d’une catastrophe tout sauf naturelle. Et contre laquelle tous apparaissent tellement ­démunis.

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