Trop décalé, le discours écolo ?

Les écologistes ont du mal
à convaincre les plus défavorisés qu’ils peuvent
les aider à résoudre leurs problèmes les plus immédiats. Pourquoi ça coince.

Patrick Piro  • 6 octobre 2011 abonné·es

La bataille se déroule en 2004, dans une ville de la banlieue parisienne. Pendant six mois, les écologistes orchestrent un vaste ramdam contre… le tracé du tram ! Pas pour s’opposer aux transports publics, mais parce que les plans retenus créaient une vraie coupure au sein de la ville – déstructuration des quartiers, voies difficiles à traverser, etc. De nombreuses personnes âgées étaient concernées, et c’est dans les cités que l’impact promettait d’être le plus marqué. Tractages, réunions publiques, centaines de personnes sensibilisées dans la rue, la mobilisation est récompensée par un résultat historique des écologistes aux élections cantonales suivantes – 15 % des voix, et même une percée dans les quartiers populaires.

« Pourtant, nous n’avons pas gagné une seule adhésion ! , déplore une militante. Peut-être étions-nous trop détaillés, techniques, pour être séduisants… » Le groupe local, depuis des années, s’est forgé un gimmick : « Quand un nouveau nous rejoint, on ne lui demande plus sa profession : on est quasiment certains qu’il s’agit d’un “bac + 10” ! Nous n’avons pas suffisamment la volonté d’aller recruter au sein des populations défavorisées… »

Surreprésentation des classes moyennes et supérieures, et tendance au mimétisme chez les écolos (mais ils n’en ont pas l’apanage) : la sociologie des militants n’aide pas à convaincre les habitants dans les cages d’escalier. Un paradoxe, pourtant : les paysans, qui comptent parmi les plus précaires en France, sont correctement représentés au sein des élus écologistes, « mais ils ne se perçoivent pas comme appartenant aux classes populaires , souligne un militant. *J’ai, par exemple, entendu José Bové dire qu’il ne se considérait pas c

EELV n’est pas le seul parti qui rame dans les quartiers (lesquels ne croient plus guère à la gauche en général), « mais cela génère souvent chez ses militants une culpabilisation importante » , estime le politologue Daniel Boy, du Cevipof. Un sentiment entretenu par la conviction que les populations modestes constituent un public privilégié du projet écologiste : concernées au premier chef par les nuisances environnementales, elles seraient les grandes bénéficiaires de politiques publiques plus vertes. « Je crois que les classes populaires nous créditent de notre honnêteté et de notre sincérité. Mais elles questionnent encore fortement notre capacité à être utile pour elles, convient l’eurodéputée EELV Karima Delli. Les gens attendent une amélioration concrète de leurs conditions de vie, alors que nous tentons de nous coltiner la complexité du monde, discours qui peut paraître lointain et déconnecté de leur réalité. »

« Il y a seulement dix ans, observe Jean-Daniel Lévy, directeur de l’institut d’études de marché Harris Interactive, les écologistes étaient encore considérés comme des ennemis du social. » Quelques « gaffes » qui ont parfois la vie dure les ont bien desservis, comme le matraquage « anticonsommation » indifférencié (inaudible chez ceux qui se serrent la ceinture tous les jours), la revendication de péages à l’entrée des villes ou la satisfaction affichée devant la hausse du prix de l’essence (sans considération pour le nombre important de familles modestes dépendantes de la voiture, rejetées pour leur logement dans des banlieues lointaines), ou encore l’appel à la disparition de divers secteurs industriels – raffineries pétrolières, automobile, aéronautique… –, sans précaution vis-à-vis du sort de centaines de milliers d’ouvriers concernés. « C’est typique de l’inconscient “vert” : l’industrie, où les écolos sont très peu implantés, c’est forcément sale » , critique la députée Martine Billard, qui a quitté EELV pour le Parti de gauche il y a deux ans, en partie sur ce point de divergence.
Les écologistes seraient plus doués pour penser un nouveau monde que pour en paver concrètement le chemin. « Nous ne serons pris au sérieux que lorsque les mesures que nous défendons conduiront à autant de justice sociale que de justice environnementale , appuie Eros Sana, membre de l’équipe de campagne d’Eva Joly, candidate d’EELV à la présidentielle. Par exemple, dans nos réflexions sur l’instauration d’une “taxe carbone”, avons-nous suffisamment travaillé à en déjouer les impacts pour les plus modestes ? »

Les écologistes ont cependant fait des efforts pour s’adresser aux classes populaires, admet Jean-Daniel Lévy. Aujourd’hui, le nouveau leitmotiv d’EELV est la « conversion écologique de l’économie » avec création de nombreux emplois. « Mais cela risque encore d’être perçu comme une construction abstraite plus qu’une nécessité intérieure. Il manque de la cohérence entre les différentes ambitions – développement économique, cohésion sociale, protection de ­l’environnement »  –, estime Stéphane Rozès, président du cabinet d’analyse Cap. On devrait aller plus loin, fait remarquer un militant, et promouvoir une conversion « socio-écologique » de l’économie. « Planifier le développement des transports publics, c’est bien, mais pourquoi ne pas réfléchir avec autant d’énergie à leur gratuité ? »

Et puis il y a les nostalgiques du radicalisme perdu, comme le syndicaliste CGT Xavier Mathieu, un temps chez les Verts dans les années 1990, et meneur en 2009 de la résistance à la fermeture de l’usine Continental de Clairoix. « L’écologie ne peut être qu’un combat anticapitaliste. Ça ne devrait pas être la “croissance verte” et “tout le monde devra y mettre du sien”, mais : “Il faut faire payer ceux qui polluent”, c’est ça qu’attendent les classes populaires ! » Francine Bavay, vice-présidente EELV du conseil régional d’Île-de-France, déplore aussi que les écologistes n’aient jamais été très ambitieux, par exemple sur la réduction du fossé entre les salaires, « qui fonde les hiérarchies dans notre société » .

Reste un enjeu souvent non-dit. « Nous n’avons jamais réellement pris en compte et valorisé les pratiques des quartiers populaires – solidarité, échange, récupération, etc. » , constate Eros Sana, d’origine congolaise et qui se revendique comme un « pur produit de banlieue ». Francine Bavay enfonce le clou, avec un peu de masochisme : « Notre parti, empreint de références scientifiques et philosophiques, s’est construit sur un mode élitiste. »

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L'écologie peut-elle être populaire ?
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