Itinéraire d’un prisonnier palestinien libéré

Samir Essaoui s’est trouvé dans l’échange de prisonniers opéré entre Israël et le Hamas en octobre. Il raconte sa détention et ses rêves détruits. Mais il garde espoir, seule possession des Palestiniens.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 10 novembre 2011 abonné·es

«Le dimanche à l’aube, ils nous ont mis de nouveau à l’isolement, sans nourriture et sans toilettes. » La suite, Samir Essaoui la raconte en se tordant les mains. Il fait partie des prisonniers palestiniens échangés contre le soldat israélien Gilad Shalit, retenu par le Hamas à Gaza depuis 2006. Le 18 octobre, Samir a descendu la rue qui mène jusqu’à la maison de ses parents, à Al Essaouia. Ce village, dans les collines de Jérusalem-Est, est l’un des nombreux épicentres de la souffrance et de la colère. Dix jours après sa libération, les banderoles claquent encore au vent, affichant une vieille photo de Samir, le visage plus jeune, la barbe plus fournie. Dix années ont passé. Sa détermination reste inchangée.

Contrairement à Gilad, Samir n’était pas soldat, mais, comme lui, il était très jeune, 18 ans, lorsqu’il a été arrêté pour la première fois. Il n’en revendique pas moins la responsabilité de ses choix. « Mon grand-père a été emprisonné par les Britanniques en 1936, il s’est échappé quelques heures avant le moment prévu de son exécution et est mort en 2002, après une vie passée à défendre sa terre. Ma grand-mère est morte dans son salon le jour où les soldats israéliens y ont tiré des gaz asphyxiants. » Un de ses oncles rejoindra la résistance au Liban, où il sera tué en 1982. « Chacun de nous a connu la prison. Mon oncle Hani, pendant quinze ans, mon frère Med Hat, qui n’avait que 14 ans, ainsi que Firaz, Shadi et Rafat. » Sa sœur avocate, Shireen, d’un an sa cadette, y a passé un an et reste à ce jour assignée à résidence pour avoir travaillé avec les prisonniers. Sa mère, infirmière, a été emprisonnée six mois dans les années 1970, accusée d’avoir porté assistance aux combattants palestiniens.

« Quinze jours après le début de la Seconde Intifada, à l’automne 2000, j’ai fait six mois de détention préventive, raconte Samir. Lorsque j’en suis sorti, la réponse israélienne à la contestation populaire avait fait de nombreuses victimes civiles, et l’Intifada s’était militarisée. » Il fait alors le choix des armes, officiant entre Jérusalem et Ramallah, blessant, entre autres, un haut gradé israélien.

Au printemps 2002, Ariel Sharon lance l’opération «  Rempart  », visant à rechercher des membres d’organisations considérées comme terroristes, après un attentat commis à Netanya. L’armée entre en force dans villes et villages palestiniens, commettant de nombreuses violations du droit, comme lors de l’attaque du camp de réfugiés de Jénine, qui laisse le 11 avril de nombreux cadavres de civils sous les décombres des maisons.

Samir garde des souvenirs confus de son arrestation ce même jour à Ramallah : une balle lui frôlant la tête, une lame posée sur ses doigts pour le faire parler, puis un appel du Shabak, les services secrets israéliens, le réclamant vivant. Il passe ensuite un mois dans les geôles de l’investigation avant d’être envoyé à Ramle, au sud de Tel-Aviv, première station de son long périple pénitentiaire.

Régulièrement déplacé d’un établissement à un autre, pour le priver de toute organisation sociale, Samir découvre un monde en marge de la loi, où l’administration exerce une autorité totale. « Jusque dans la pratique religieuse, on nous refusait nos droits les plus fondamentaux. » Dans le secret du système pénitentiaire israélien, où peu d’organisations internationales pour les droits de l’homme mettent le nez, le droit est rarement respecté. « Nous sommes considérés comme des terroristes, et cela justifie toutes les horreurs. Tout ce qui se passe dans les prisons est décidé en haut lieu. Il s’agit de décisions politiques » , estime Samir. « À Ramle, j’ai vu des prisonniers agoniser dans les couloirs. Incapables de marcher ou de parler. Beaucoup sont âgés, ont un cancer ou du diabète, et survivent, tant bien que mal, sans traitement. » Son propre état de santé lui est inconnu.

Avec angoisse, Samir attend sa prochaine visite à l’hôpital, alors qu’il a vu se multiplier les cas de cancer parmi ses codétenus. Car « l’alimentation déplorable ainsi que l’exposition constante, des années durant, aux ondes des équipements militaires, constituent des facteurs de risque » . Conditions sanitaires favorisant la propagation de certaines affections, absence de suivi médical engendrant des complications aux troubles les plus bénins, « les rapports sur l’état de santé des prisonniers sont souvent mensongers. On ajoute quelques kilos à des corps trop amaigris pour donner le change » , lui a confié un jour un médecin.

Mais, en prison, Samir découvre aussi une société profondément unie et démocratique, au-delà des appartenances politiques et religieuses, et en dépit des mesures de l’administration, « qui place les détenus dans des secteurs isolés et surveille nos conversations ». « Toutes nos actions donnaient lieu à un vote, et rien n’était décidé à moins de 80 %. » Y compris les grèves de la faim, seul recours pour les prisonniers quand on leur refuse un traitement médical, un livre ou une visite. Sans parler des colis envoyés par les familles, qui sont soumis à des interdictions drastiques. Mais « lorsque l’administration interdit soudainement le poulet à la cantine “pour des raisons de sécurité” » , Samir dit ne plus chercher à comprendre.
« Quand tu es en prison, ton corps est enfermé mais ton esprit est libre, reprend le jeune homme. Les véritables prisonniers, ce sont ceux qui gardent la porte. Nous autres, Palestiniens, même en prison, nous sommes restés liés à notre société. » Il espère que son récit aura un impact « sur l’unification des forces palestiniennes et la construction de la démocratie : c’est l’espoir qui nous tient en vie, ici comme en prison. Qu’avons-nous d’autre à quoi nous raccrocher ? »

Lors de son procès, qu’il savait perdu d’avance, Samir fut interrogé par le juge sur ses remords éventuels. « Je n’en avais aucun, assume-t-il. Tu as des regrets quand tu blesses quelqu’un qui ne t’a rien fait. Ce qui n’était pas mon cas. Ils ont bâti leur pays sur notre terre, nos droits en tant qu’êtres humains, et en piétinant nos rêves. » Ces rêves qui l’ont abandonné, dit-il, « à la minute où mon frère Fadi a été assassiné ».

C’était en 1994, quelques mois près la ratification des accords d’Oslo. Le «  processus  » était en marche. Pourtant, le 25 février, en plein mois de ramadan, Baruch Goldstein, colon et médecin israélien, entre dans la mosquée d’Abraham, à Hébron, et ouvre le feu, tuant une trentaine de personnes, en blessant une centaine d’autres. Le lendemain, les foules sont rassemblées, à Jérusalem et ailleurs, pour une marche de protestation. Fadi marchait, lui aussi. « Les soldats ont commencé à tirer, raconte Samir. J’avais 14 ans, j’ai pris un couteau de cuisine et j’ai couru pour tuer le soldat qui avait tué mon frère. Mes amis m’ont maîtrisé. »

Sur la photo qu’il fixe avec intensité, accrochée au mur, son frère sourit, éternel adolescent à la moustache clairsemée. « C’est la dernière et la seule photo qui nous reste, explique Samir. Après l’avoir tué, les soldats sont venus et ont effacé toute trace de lui. Cette photo, ce sont ses amis qui nous l’ont apportée. »

Plus que l’absence, c’est le trop-plein d’espoir qui semble avoir jeté Samir dans la bataille, comme tant d’autres. « Il n’existe aucun autre système de sécurité au monde que la justice, dit-il. Lorsqu’elle disparaît, la violence prend sa place. Il n’y a pas d’espoir individuel, je rêve pour les Palestiniens d’un État indépendant et d’une vie normale. »

Samir et les autres prisonniers avaient appris qu’un accord se concluait pour un échange de prisonniers grâce à un petit poste de radio qu’ils avaient caché : « Nous étions en grève. Lorsque j’ai entendu mon nom, je me suis gardé de réagir. Parce que j’étais surpris et par respect pour certains, malades et ayant parfois passé plus de la moitié de leur vie en prison, qui auraient dû être libérés. J’ai commencé à rire lorsque j’ai réalisé ce que cela signifiait : nous retrouver pour la première fois en vingt-sept ans tous à la maison ! »

Au cours de sa détention, Samir n’a vu son père et sa mère qu’une quinzaine d’heures par an. « Plusieurs de mes frères étaient incarcérés en même temps, et nous étions dispersés entre divers établissements. » Certains prisonniers étaient interdits de visite, d’autres n’avaient droit qu’à une seule rencontre annuelle. Très peu de lettres leur arrivaient. Aussi, quand il est rentré, « c’était comme une fête de mariage, raconte sa sœur Shireen, il y avait tout un cortège » .

Au lendemain de la fête, l’avenir redevient sombre. « Je veux finir mes études, trouver un travail, me marier et fonder un foyer » , dit Samir. Mais, quelques jours plus tard, alors qu’il se risque à une première promenade hors de chez lui, il est arrêté par des soldats israéliens. « Peut-être connaissaient-ils mon visage ? Ils m’ont gardé onze heures dans une cellule sans m’adresser la parole. » Samir s’est alors souvenu : « Le jour de notre libération, nos gardes nous ont dit : “Ne vous réjouissez pas, on vous tuera dehors, vous serez toujours des cibles et ne trouverez pas la paix”. »

Samir doit se présenter chaque mois pour interrogatoire auprès du Shabak. Il ne pourra pas se déplacer à travers la Cisjordanie ni aller à Gaza. Il sera surveillé sur l’ensemble du territoire israélien et ne pourra pas ­voyager à ­l’étranger. Selon les documents qu’il a dû signer à sa sortie de prison, au moindre rapport de police, fût-ce pour un accident de la route ou une dispute de voisinage, il risquera vingt ans de prison. « Je suis sorti d’une prison pour tomber dans une autre, soupire-t-il. Mais j’accepte toutes ces contraintes. Aujourd’hui, je veux juste vivre ma vie. » Sur la table basse, la ­photocopie d’une affiche placardée le matin même par les Israéliens. « Voilà les terroristes , titre-t-elle en hébreu. Si vous les voyez, contactez-nous. » Liberté conditionnelle ou vie en sursis ? Samir dit qu’il est sans crainte. « La seule raison d’avoir peur, aujourd’hui, c’est la perpétuation de l’injustice. J’aurai peur quand il n’y aura plus d’espoir. »

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