Encrés dans la terre

Un dessinateur et un vigneron s’initient mutuellement à leurs savoir-faire. Un album plein de saveurs.

Marion Dumand  • 2 février 2012 abonné·es

C’était un projet très simple, très beau. Tout a commencé autour d’une table et de deux hommes : Étienne Davodeau, dessinateur, et Richard Leroy, vigneron, qui sont amis. Leurs gestes se répondent : l’un pose une bouteille, l’autre propose une BD. Comment ça se travaille, comment ça se fabrique, se mûrit, se goûte. Comment on en arrive là, pourquoi on n’en repart plus. De la vigne, du livre. Parce qu’aucun des deux ne se fait à la va-vite, l’aventure durera plus d’un an. Elle débouchera sur une cuvée et une bande dessinée : les Ignorants. Récit d’une initiation croisée.

Il fait froid, il fait gris, bientôt la neige tombera en Anjou. Ce n’est pas l’encre de Chine qui l’indique mais les ceps dénudés et les compères bien couverts. L’heure est à la taille : trois hectares, quinze mille pieds, deux hommes. Une pleine saison, l’hiver, sera nécessaire pour venir à bout de la tâche dans le petit domaine de Montbenault.

Telle est la première leçon d’Étienne : la vigne est une liane, il faut la tenir, l’ « organiser » . Avec bienveillance. Richard s’agenouille auprès d’un pied, lui parle, « Eh ben mon pépère ? T’as plus grand-chose à nous dire, toi, hein… Allez… (Hop, quelques coups de sécateur) On essaie comme ça… Si tu nous donnes une ou deux dernières grappes cette année, ça sera bien. » Étienne observe : « Ce que je regarde, c’est la singulière fusion entre un individu et un morceau de rocher battu par les vents. » Vie d’arpenteur, dressé face au ciel, accroupi les pognes en terre, penché sur la vigne.

Rien n’est laissé de côté, de la fabrication des barriques à la mise en bouteille, de la création en atelier à la maison d’édition. Les deux « ignorants » s’ouvrent les portes, se donnent des devoirs, mettent la main à la pâte. Les verres s’emplissent, les bandes dessinées s’empilent. La mémoire se fait bibliothèque, vinothèque. Il faut pouvoir comparer bons crus ou grands auteurs, ne pas se laisser impressionner par l’étiquette, la réputation, construire son propre goût. Exercer sa curiosité. S’émerveiller. Le lecteur se passionne aussi, rassuré : il y aura toujours un cancre pour poser les questions, un initié pour y répondre. Les explications coulent d’elles-mêmes, dans les dialogues, les dessins. Et parce qu’ils ont les pieds bien ancrés – et les doigts bien encrés, de tanin, d’encre –, les cases muettes font la part belle aux gestes.

Pour sûr, les deux compères sont des terriens. Des terre-à-terre. Il y a ce qui va sans se dire – et c’est même le titre d’un chapitre, le plus court du livre, consacré au bio. Voilà, Richard fait son « métier de vigneron normalement… sans herbicides ni pesticides… » . Un point, c’est marre. Mais tout ne relève pas du même tonneau. Le vin sans soufre stabilisateur ? Possible, fascinant, mais si risqué, qu’il faut tenter, expérimenter peu à peu, sur la trace de ceux qui ont réussi. La biodynamie ? Richard a été convaincu de façon empirique, en goûtant d’un même domaine trois vins, issus de l’agriculture conventionnelle, bio et biodynamique. Étienne garde un sourire ironique : pensez donc, cent grammes de bouse pour six hectares… L’homéopathie appliquée à l’agriculture !

Des humbles, Richard et Étienne. Des hommes de respect et de talent. Davodeau est un grand conteur. À dire vrai, il n’est pas très bon dessinateur. Il n’a ni le trait génial d’un Moebius (qui laisse Richard si perplexe), ni le lyrisme d’un Marc-Antoine Mathieu (qui perturbe le vigneron). Il le sait, s’en amuse avec Richard. Qu’importe, puisqu’il a l’œil attentif aux belles personnes, aux belles histoires, à ce qui les noue. Ses livres sont chemin d’amitié, de rencontres. Dans le livre, aussi, Étienne et Richard se promènent, de festival de BD en camarades viticulteurs, de la Corse au Jura. Ils font même une visite aux deux médecins, rentrés d’Afghanistan, de la BD le Photographe, qui produisent du pécharmant. Un nouveau vin que l’on déguste « rond, concentré, plein » . Aussi heureux aux papilles que ce livre l’est au cœur.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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