Kery James, à force de sincérité

Pour ses 20 ans de carrière, Kery James a mis fin à un silence de 3 ans pour reprendre son rap introspectif et explosif dans l’album « 92 2012 ». Rencontre.

Erwan Manac'h  • 10 mai 2012
Partager :
Kery James, à force de sincérité
© Photo : Believe

Il appuie chaque syllabe à s’en écorcher les lèvres, pour que ses mots frappent les pierres du théâtre des Bouffes du Nord. À 34 ans, et après une retraite de trois ans, Kery James a repris la parole avec la gravité des grands sages. Dans une adaptation acoustique de ses titres les plus poignants et à travers un film biographique, il assume son rôle de porte-parole de la banlieue. De symbole, aussi, par son parcours personnel, de 20 ans de culture rap en France.

L’enfant d’Orly a débarqué dans le rap en 1992 à l’âge de 14 ans. 20 ans plus tard il figure parmi les patrons du rap « conscient », grâce à la sincérité de son récit de la vie « de rue » et la puissance de ses textes. « Chaque lettre est trempée dans un souvenir sanglant / je pleure des larmes de sang / (…) et si mes rimes sont belles c’est que mon âme fond », rappe-t-il en 2008 dans Laisses nous croire .

Pour son retour, il a réorchestré certains de ses plus beaux textes en épurant son style pour leur faire plus de place. Les instrumentaux raps ont été délaissés pour la sobriété d’un arrangement clavier-percussion, comme il le fait occasionnellement depuis 2001. Nus, ses textes redoublent de force.

Au théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, où il jouait en avril, l’alchimie est parfaite. Chaque chanson sonne comme un cri de révolte ou d’indignation, à la fois intime et politique. Des « classiques » du rap français auxquels Kery James a ajouté en 2012 une Lettre à la République , le seul titre inédit avec un instrumental « rap » de son dernier album, 92.2012 . Il s’adresse à la « France islamophobe » et aux « racistes à la tolérance hypocrite » , plongeant dans le passé colonial de la France et sa « mémoire sélective » .

Kery James – « Lettre à la République »

« Mon texte concerne une classe politique, je ne m’adresse pas à des “Blancs“ » , précise-t-il à revers de quelques critiques qui lui reprochent sa « violence » , ou le taxent même de racisme. Vu 3 millions de fois sur internet en moins de trois mois, le titre a rencontré le succès en dehors des canaux médiatiques que le rappeur, insaisissable dans la vie, fuit comme la peste.

La Lettre à la République est même entrée au répertoire de certains militants et résonne désormais dans des manifestations. « Ah bon ? » s’étonne Kery James dans un rire, quelques heures avant de monter sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord, à Paris. « Ben allez-y servez-vous. Moi je soulève simplement des débats, à chacun d’en faire ce qu’il veut. Je ne veux pas devenir le rappeur politico-social. Je veux garder ma liberté. »

Les vrais ressorts de son engagement apparaissent dans le documentaire introspectif, Les quatre visages de Kery James , finalisé en 2012. Le film examine tour à tour Alix l’enfant d’Orly, Kery le rappeur mordant, James l’homme de la rue et Ali le croyant. « Son parcours est symptomatique de ce que vivent des milliers de jeunes , observe Philippe Rozès, réalisateur. Il s’est construit une conscience politique, ou même plutôt “humanitaire“, par lui-même comme toute sa génération arrivée après la mort des idéologies. » Outre son talent d’artiste, Kery James possède une sincérité féroce, frôlant parfois l’autodestruction, qui lui permet de sublimer ses contradictions. « Je ne suis pas un personnage facile à comprendre, j’ai besoin de temps pour rentrer dans la profondeur , explique l’intéressé. C’est aussi pour cela que je fais des chansons longues. »

Les quatre visages de Kery James

L’enfant prodige du rap français pose son premier texte en 1991, à 14 ans, sur le premier album d’MC Solaar[^2] qui le repère à Orly lors d’un atelier d’écriture. Après le foyer et la famille d’accueil, Alix Maturin, l’enfant né en Guadeloupe et éloigné de son père, sèche les cours et ne vit que pour la danse. Mais son « flow » hors pair et sa plume le propulsent dans le rap. Déjà, il écrit pour dénoncer le racisme. « On avait finalement une certaine maturité très tôt dans notre écriture » , juge-t-il aujourd’hui.

« Il a la chance d’être tombé dans un groupe qui avait des choses à dire, raconte Philippe Rozès. Avec Mc Solaar comme professeur, ils se sont forgés un état d’esprit ».

À l’heure de ses premières scènes en 1991-1992, son groupe Ideal Junior tombe dans le giron d’un producteur prêt à en faire des enfants-stars. « C’est quelqu’un qui nous a mis en danger, se souvient Kery James, à nous emmener en limousine au Bain douche, [une discothèque], avec des mannequins, à 14 ans… J’ai réussi à m’en sortir et grâce notamment à l’appui de DJ Mehdi, toutes leurs tentatives de nous emmener vers une musique commerciale ont échoué. »

Ideal J – « Danse avec moi »

Un contrat juteux chez Barclay leur est proposé. Kery James le refuse et arrête une première fois le rap. Il s’enfonce alors dans l’illicite. Dealeur, puis de retour dans la musique avec la « Mafia K’1 fry » et les tournées à 50 rappeurs, Kery prend le visage de « James », sombre et dur, et coupe les ponts avec sa mère. « On avait enclenché un mécanisme qui nous emmenait nécessairement à la mort ou la prison », explique-t-il dans le documentaire, reprenant une des phrases qui l’ont rendu célèbre. « C’est un des rares rappeurs pour qui on peut dire que son rap et sa vie sont la même réalité », juge Philippe Rozès.

Mais le meurtre d’un membre emblématique du groupe en 1999 lui impose une violente remise en question, qui se dessinait déjà chez l’adolescent débordé par les événements. Interviewé à 22 ans, il dit : « je n’ai plus le goût de vivre et de changer les choses » .

Thug Life, extrait de l’album de Mafia K’1 Fry, «Jusqu’à la mort» en 2007 :

Il se retire de nouveau du rap et se convertit à l’islam, qu’il embrasse sans concessions. Il devient Ali, l’introspectif, qui cherche la paix « entre des eaux profondes et troubles », renoue avec sa mère et quitte la rue. Il revient à son art en 2001 avec Si c’était à refaire , un album sans instrument à cordes ni à vent pour respecter les prescriptions religieuses.

Le projet, lancé par Souhil Chibale, producteur de Kery James jusqu'en 2005, devait accompagner la sortie de l’album collectif Savoir et vivre ensemble et l'album solo Ma Vérité en 2003. Mais l'échec commercial de ce dernier et le repli du rappeur mettent le documentaire entre parenthèses. Il renaîtra après le retour triomphant de Kery James, double disque de platine en 2008 et 2009. Ce film de 2 h 15 retrace les vingt ans de carrière du rappeur avec le témoignage de nombreux proches. 400 heures d'images d'archives ont été sorties de l'oubli.
Puis il infléchit sa pratique de la religion et revient dans un rap plus classique, avec Ma vérité , en 2003. Un échec commercial, qui sera suivi d’une longue traversée du désert. En 2008 et 2009, il retrouve le succès avec deux albums en deux ans, À l’ombre du show business et Réel , tous deux disques de platine[^3]. Il s’engage pour le peuple palestinien, au nom des quartiers de France ou s’attaque au mythe de l’argent «facile» en décrivant le coté sombre de la «rue».

Une fois de plus, il étouffe. Et c’est en chanson, dans une Lettre à [s] on public , qu’il annonce en 2009 sa retraite temporaire «pour mieux reprendre de l’élan» .

Maturité

« J’ai failli ne pas revenir, annuler les Bouffes du Nord et mon album. C’est mon manager qui m’a convaincu de maintenir, raconte-t-il. 92.2012 est un projet intermédiaire pour se remettre dans le processus d’écriture. »

Il reprend donc son témoignage et s’épanche sur scène avec la douleur d’un repenti. Un album de rap et une tournée sont promis pour 2013 avant qu’il ne revienne vers l’acoustique, qui «correspond plus à [s] a maturité» . Kery James contient désormais sa rage pour entrer dans son costume, assumé, d’icône de «la seconde France» .

« Les Quatre Visages De Kery James » – Teaser (Part I)

« Les Quatre Visages De Kery James » – Teaser (Part II)

[^2]: Qui sème le vent récolte le tempo

[^3]: Plus de 100 000 exemplaires vendus

Musique
Temps de lecture : 7 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don