Littérature : Christian Prigent, option langue vivante

La Vie moderne , de Christian Prigent, ou l’encyclopédie bouffonne et poétique de notre étonnant XXIe siècle.

Christophe Kantcheff  • 21 juin 2012 abonné·es

Combien d’écrivains ont-ils voué aux gémonies la « vie moderne », celle qu’ils vivaient en leur temps, bousculés qu’ils étaient par les secousses du « progrès », les innovations techniques et l’évolution des mentalités ? Combien de contempteurs de l’aujourd’hui prétendument décadent, imprécateurs et mal lunés, fulminant leur mauvaise humeur sur l’air acariâtre du « tout part à vau-l’eau » ?

Christian Prigent n’appartient pas à cette engeance, toujours réactionnaire, même si la Vie moderne, son nouveau recueil de poèmes, n’est pas non plus un hymne à nos sociétés contemporaines. Son tempérament l’entraîne loin des refrains atrabilaires, mais bien du côté de l’ironie, du résonnement par l’absurde (ça y sonne plus que ça y raisonne) et du détournement de sens et de sonorités. La Vie moderne – rien à voir avec le film pénible de Raymond Depardon au titre identique – est un livre sérieusement drôle. Il se présente comme « un journal » (le mot est sur la couverture) et découpe ainsi l’époque en domaines pour mieux en approcher l’étrangeté, sinon l’absurde : « la politique », « la santé », « l’amour », « le sport », « les sciences », « la gastronomie », « nature & climat » … Tout y est. La Vie moderne est l’encyclopédie bouffonne et poétique de notre XXIe siècle.

Qu’on en juge : « Big Brother à l’œil de vidéoscope a/Scientifiquement le droit fief de fourchette/Dans l’assiette où ça (zoom) télextroscopa/Dedans vu macro surtout côté quéquette »* (Extrait de « Vidéosurveillance »). Ou encore : « Car après MON 810 et pétrochi/Mie amis de l’antibiotie voici/Le top tubercule à la néomyci/Ne antituberculine : bon appétit » (Extrait de « Saveurs du terroir »). Il y a quelque chose de monstrueux dans ces vers. Christian Prigent y tricote avec une virtuosité impressionnante une prosodie barbare avec les mots (et les maux) de l’époque high-tech, ultraconsommatrice et archi-sexualisée, que le poète ne rejette pas mais au contraire intègre, digère, exagère (à peine). Y surnagent encore quelques notions « à l’ancienne », lyrico-métaphysiques, que certains s’entêtent à faire rimer dans leur poésie de carte postale, comme par exemple le mot« âme ». Chez Prigent : « Archéo-placentaire à peine haricot/Enfant tu bus d’emblée la vie carcino/Gène et la bulle amère en toi nommée âme/Macère et pourrit dans du jus d’aspartame » (Extrait de « Et in utero ego »).

C’est sans doute dans les pages « sciences », où la langue de Christian Prigent fait rendre gorge au jargon et aux marqueurs techniques de toutes sortes, que la musique est la plus excentrique et biscornue. Ça râpe, ça pète, ça claque. Mais, toujours, le corps est là, qui subit, absorbe, résiste : « Il y a un trop (le monde) il vous troue l’os c’est/Tout démerdez-vous. Car ça abonde en vents/ Dans vos tuyaux. Yoyo d’l’onde égale effet/Corps. Mais pour ce corps zéro mot c’est rasant » (Extrait de « Les mystères de l’univers, 4 : théorie sombre »). Dans les pages « sport », Christian Prigent, grand amateur de vélo, rend hommage à l’ « Übermensch pas corpus sanum » Lance Armstrong – l’actualité entre dans son « journal »  : « Un Faust cosmonaute à casque car/Bonne oreillette à tout azimut écar/Quillée dans l’hyperoxygénation/Du globule » (Extrait de « Lance & Méphisto »). La Vie moderne nous met en présence de la poésie la plus vivante, la plus libre et la plus singulière qui soit. Une poésie on ne peut plus… d’aujourd’hui !

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