Denis Lavant : « Une nouvelle période avec Leos Carax »

Le comédien Denis Lavant évoque son personnage multiple dans Holy Motors , et son travail de trente ans avec l’auteur de Boy meets girl .

Christophe Kantcheff  • 5 juillet 2012 abonné·es

Dans Holy Motors, Denis Lavant est phénoménal. Transformiste insensé, danseur, musicien, vieillard, tueur, clochard nihiliste, amoureux nostalgique… Le comédien déploie son talent multiforme et imprime au film son étrangeté primitive et poétique. Parlant d’ Holy Motors et de son travail au long cours avec Leos Carax, il s’anime, cherchant le mot juste, le verbe généreux, se pliant à l’exercice de l’interview avec un plaisir non feint.

Vous avez découvert le film à Cannes. Quelles impressions avez-vous eues alors ?

Denis Lavant : J’ai effectivement découvert le film à Cannes, à la projection officielle. Après une journée d’interview avec les médias français, sans avoir vu le film, juste avec le souvenir du tournage. Je n’avais vu aucune image car je ne regarde pas les rushes. Et je ne connaissais le début et la fin que par le scénario. C’était bien comme cela parce que j’étais vierge de la vision du film, et je parlais seulement de mon travail à des gens qui l’avaient vu. La projection a été un moment très fort, bien sûr, difficile à décrire. En fait, j’ai été admiratif de mon mentor. J’ai été scotché par la manière dont Leos Carax a orchestré cela, et du coup, par la manière dont tout entrait en résonance. Les choses allaient beaucoup plus loin que ce que j’avais joué. Pour moi, a priori, cela racontait la journée d’un acteur, à travers différents personnages. Avec des scènes étranges bien sûr, qui faisaient aussi appel à mon intimité, ou qui faisaient référence à des films anciens de Leos, et donc à notre travail en commun depuis trente ans. Mais le film résonne bien davantage. C’est une déclaration poétique, qui en même temps parle de l’époque. C’est une sorte de kaléidoscope de l’humain. Et j’ai été bouleversé par l’accueil, dans ce grand Théâtre Lumière, à Cannes. J’ai été particulièrement ému pour Leos, pour ce retour en grâce, ce retour au-devant de l’écran.

Comment vous êtes-vous perçu ?

C’est difficile de redevenir un pur spectateur de soi-même, de s’oublier. Par déformation professionnelle, quand je me vois, je compare mes souvenirs de tournage, l’émotion que j’avais alors et ce qui apparaît à l’écran. Parfois, l’écart entre l’impression de jeu et ce qui est visible est grand. Ce qui me plaît, c’est quand j’arrive à me surprendre. Cela a été le cas avec le personnage du père de famille, qui est avec sa fille dans la voiture. Dans cette scène, j’ai un peu la silhouette de Leos, avec ses vêtements. En fait, je me suis surpris à ne plus me voir, moi, mais à voir Leos. Pourtant, je n’avais pas eu l’impression de travailler particulièrement un mimétisme. C’est quelque chose qui m’a échappé. Du coup, j’ai été entièrement spectateur de cette apparition. Cela me plaît beaucoup.

Quand vous avez lu le scénario audacieux d’ Holy Motors, est-ce que vous vous êtes dit que le film allait tenir ?

Je ne me pose pas la question de la réussite d’un film. Au théâtre non plus d’ailleurs. Il s’agit d’abord de se mettre à l’ouvrage, de repérer les difficultés et les enjeux dans l’immédiat. Holy Motors a ses prémices dans M. Merde (court métrage de Leos Carax faisant partie du film collectif Tokyo ! réalisé en 2008). M. Merde était déjà un film très culotté. Il y avait une conscience et une manière d’exprimer une réalité d’aujourd’hui à travers ce personnage, qui est à l’envers de toutes les valeurs, qui est totalement indécent par rapport à la société japonaise, qui a une expression destructrice et libre, sans aucune inhibition. J’avais rarement lu un scénario aussi inventif et à la fois très pertinent. Cela a marqué l’ouverture d’une nouvelle période avec Leos. Il y a eu la période des Alex, dans les années 1980 ( Boy meets girl, Mauvais Sang, les Amants du Pont-Neuf ), des personnages [qui portent tous ce même prénom, NDLR] plus ancrés dans une réalité sociale, davantage forgés à partir de moi, à partir du comédien. Avec M. Merde, on a changé de vitesse et de ton, en passant par l’artifice, par des postiches, ce qui induit un autre rapport avec le réalisateur. Leos et moi, nous partageons les mêmes convictions sur les possibilités de l’imaginaire pour inventer un personnage de toutes pièces et lui donner vie. En outre, l’humour est davantage présent que dans ses films des années 1980. C’est une sorte de lucidité terrible, pessimiste et joyeuse.

Comment voyez-vous l’intérieur de la limousine ?

Comme un grenier, qu’on a eu ou qu’on n’a pas eu, qui est un pur fantasme mais qu’on rêve de pouvoir visiter. Un lieu magique, poussiéreux, avec des malles mystérieuses ; c’est aussi la roulotte de circassiens ou de bohémiens dans laquelle il y a du mystère. C’est le creuset.

Avez-vous envisagé votre travail sur Holy Motors, avec ces différents personnages, comme une performance ?

Non, c’est un terme que je n’aime pas tellement. Parfois je n’en trouve pas d’autre. Ce que j’appelle performance, c’est ce que je pratique parfois avec un matériau poétique, en public, quand j’improvise : je rentre dans une énergie en posant un début et une fin, et en me laissant aller à une inspiration. Sur Holy Motors, il s’agissait d’un parcours complexe, qui peut paraître monstrueux au départ. C’est une épreuve. En amont, on a commencé à travailler l’accordéon, la contorsion, j’ai dû apprendre à conduire (je n’ai pas mon permis) ou à prononcer une phrase en chinois… Bref, il y a ce genre de choses, ponctuelles, sur lesquelles je me suis concentré. C’est du concret qui permet d’oublier la trajectoire. Ensuite, l’inquiétude recule quand commencent le tournage et le processus de jeu. J’ai été rassuré par l’extrême définition de l’artifice. C’était difficile pour moi de rentrer dans un rapport personnel, intime, avec chaque entité que je devais jouer. Quand on a un seul personnage à jouer, on peut rêvasser dessus, être dans un songe. Ici, je me suis mis en état d’être disponible à tous les artifices. Le moment où je pouvais m’imprégner d’une humanité par rapport au personnage, c’était le temps du maquillage. J’aime beaucoup ce qui relève du vécu et de la sincérité. Or, l’artifice aide à atteindre cela, tout en étant dans un rapport plus ludique.

Même si c’est de manière intermittente, cela fait trente ans que vous tournez avec Leos Carax. Est-ce qu’il continue à vous diriger ?

Oui. Au début, nous étions dans une émulation où se mêlait de la surenchère. Pour me diriger, Leos est parti de mes capacités physiques, ce pour quoi je m’étais entraîné très jeune, comme l’acrobatie, et aussi de mon rapport à la poésie. Déjà, sur Mauvais Sang, il avait placé la barre très haut de ce point de vue, avec la course sur « Modern Life » de David Bowie ou le saut en parachute. Sur les Amants du Pont-Neuf aussi, d’une autre manière. Mais notre rapport était un peu en défiance, en embarras de communication. Nous étions dans un rapport intense entre celui qui regarde et celui qui s’ébat, le filmeur et le filmé. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus simple. La confiance est là. Leos peut enrichir mon jeu en me guidant vers une émotion, à fleur de peau mais dans un contrôle et une précision – et non en s’abandonnant à un état, car celui-ci vous dépasse toujours. Ses indications sont très simples, très concrètes. Cela prend sens, parce que c’est dans l’épure. Dans la scène du vieillard, quand je vais m’installer dans le lit pour jouer la scène, je donne une petite tape sur le front du chien qui est sur le lit. Il ne m’a pas dit de le caresser ou de lui dire « Comment tu vas ? ». C’est juste une petite tape assez formelle mais qui imprime quelque chose, une familiarité, celle du gars qui prend possession du lieu du jeu. Parfois, sur le tournage, c’est frustrant. Je me dis : « Oh, ce n’est que cela. » Mais après, je vois à l’écran comment cela résonne. C’est un travail dans le détail, dans la minutie. Une manière de sculpter l’espace, les gestes et la parole.

Cinéma
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