La Grèce choisit l’Europe malgré tout

En dépit de cures d’austérité sévères, le pays ne se voit pas en dehors de l’Europe. Des intellectuels grecs analysent ce paradoxe. Correspondance d’Athènes.

Amélie Poinssot  • 26 juillet 2012 abonné·es

« Alors que pendant des années l’Europe était synonyme de progrès social, de modernité, de démocratie, mais aussi d’alternative aux États-Unis, le projet européen s’est peu à peu obscurci, et l’on se rend compte qu’il s’agit d’une union qui peut dicter des politiques menant à la régression et à la destruction des acquis sociaux. » Maria Karamessini est professeur d’économie à l’université Panteion, à Athènes. Par ailleurs, depuis le printemps dernier, elle conseille Syriza, le parti de la gauche radicale. « Le programme d’austérité fixé par Bruxelles et le FMI a pris les allures d’une thérapie de choc : il s’agit d’enfoncer la Grèce dans la récession afin d’augmenter le chômage et par là même de casser le pouvoir des salariés, affirme-t-elle. C’est un programme à caractère punitif, où l’Union européenne a clairement pris le parti des élites grecques contre le peuple. »

Comment, dans ces conditions, se dire encore pro-européen ? « Certains partis se sont radicalisés et font vibrer la corde nationaliste, comme le parti “Grecs indépendants” et le parti d’extrême droite “Aube dorée”, explique Maria Karamessini. D’autres essayent de faire valoir une idée différente de l’Europe, tout en y restant profondément attachés : c’est la ligne de Syriza, qui voit l’avenir de la Grèce dans l’Union, mais lutte contre sa forme néolibérale. » Que l’on ne s’y trompe pas : « L’UE est devenue le bastion du néolibéralisme au niveau mondial ».

La gauche grecque a toujours émis des réserves face au projet européen. Le parti communiste grec est opposé à la communauté européenne depuis ses débuts, et le Parti socialiste (Pasok) lui-même, lorsqu’il a été fondé par Andréas Papandréou en 1974, était contre l’adhésion de la Grèce à la CEE. « La tendance hégémonique à gauche de l’échiquier politique était alors l’anti-impérialisme, rappelle Petros Papakonstantinou, l’un des rares chroniqueurs de gauche du quotidien conservateur Kathimerini, également auteur de plusieurs ouvrages, dont un sur la peur qui gouverne nos sociétés occidentales et un autre sur la refondation de la gauche grecque. Il était nourri par une forte opposition aux États-Unis, qui avaient soutenu la dictature des colonels et étaient intervenus dans la guerre civile, et l’Union européenne apparaissait comme une autre face de cet impérialisme. »

Les négociations d’adhésion sont menées par la droite au pouvoir entre 1974 et 1981. Quand le Pasok accède au pouvoir (en même temps que François Mitterrand en France et bientôt suivi par Felipe Gonzalez en Espagne), il modère sa position : les fonds européens arrivent dans le pays, contribuant à un formidable développement économique, et le cadre européen fournit une forme de garantie dans les tumultueuses relations gréco-turques.

« La relation des Grecs à l’Europe a donc toujours été contradictoire, et aujourd’hui elle se double d’un dilemme : si les citoyens doivent choisir entre une Union européenne indissociable de l’austérité et une sortie de l’Union, de plus en plus de Grecs vont finir par s’opposer à l’UE », explique Petros Papakonstantinou. Selon lui, avant d’en vouloir à l’Europe, les Grecs en veulent surtout à leurs dirigeants : « En mai 2010, Georges Papandréou aurait pu former un front avec les pays du sud de l’Europe : à ce moment-là, rien ne distinguait la Grèce de ces autres pays. Il aurait pu ainsi éviter l’entrée en jeu du FMI. Le sentiment qui domine est l’incompétence de nos gouvernements : Bruxelles est peut-être injuste envers les Grecs, mais la responsabilité en revient à nos politiques. »

Le ressentiment à l’égard des élites dirigeantes grecques est largement partagé dans la société. Lorsqu’on lui dit que la Grèce n’a pas respecté les règles du jeu européennes, le chercheur en sciences politiques Christophoros Vernardakis répond : « Ce sont les élites qui n’ont pas correctement géré l’argent européen . Par ailleurs, l’afflux de fonds structurels a aussi beaucoup profité aux entreprises allemandes et françaises, qui ont obtenu la plupart des grands chantiers comme l’aéroport, les autoroutes, etc. »

Professeur à l’université de Thessalonique et conseiller scientifique de l’institut de sondage VPRC, Christophoros Vernardakis ne cache pas ses sympathies pour la gauche radicale de Syriza. « L’Europe doit devenir plus sociale, plus solidaire, sinon l’euroscepticisme se renforcera… et pas seulement en Grèce », prévient-il. Le chercheur a réalisé une étude il y a trois ans sur le sentiment européen des Grecs. À l’époque, nul ne pouvait prédire la cure d’austérité qui allait suivre. Mais l’on sentait déjà frémir dans ce pays, qui était l’un des plus europhiles du continent, un certain scepticisme face aux institutions bruxelloises, dans la foulée du « non » français lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. La Constitution européenne commençait à être critiquée.

L’appartenance au club européen apparaissait en revanche comme une évidence. « Aujourd’hui, on se rend compte non seulement que Bruxelles n’a pas compris la Grèce, mais que les fonctionnaires européens sont de mèche avec les banquiers et ne font que suivre les axes fixés par la politique allemande », estime le chercheur. De fait, « la politique néolibérale européenne est actée depuis longtemps : elle a été arrêtée par le traité de Maastricht en 1992. Le fait que la BCE ne puisse pas prêter directement aux États et que l’on ait bâti une monnaie unique sans politique monétaire commune nous a conduits à une impasse. Ç’a été une erreur pour la Grèce d’entrer ainsi dans la zone euro. » Sans parler de l’inflation de 1,5 point supérieure à la moyenne de la zone euro, lors du passage de la drachme à la monnaie unique… Si de mauvais choix ont été faits, l’identité européenne de la Grèce, toutefois, « ne se discute pas », estime le politologue.

Même constat pour l’historien Antonis Liakos, professeur à l’université d’Athènes. Cet intellectuel de gauche connu en Grèce refuse de valider le lien entre les malheurs actuels du pays et son passé ottoman, fait par les milieux conservateurs grecs et européens. « La Grèce n’est pas plus orientale que Londres, où vivent d’importantes communautés asiatiques, affirme-t-il. L’empire ottoman a disparu il y a presque deux siècles, c’est un mésusage de l’histoire que de rattacher la Grèce à cette période. » Selon le chercheur, il ne s’agit pas d’une crise européenne, mais de bouleversements mondiaux entamés en 2008 aux États-Unis. La question devient alors : « Comment l’Europe peut-elle défendre un modèle fondé sur un certain droit du travail et un État providence, face à des pays émergents comme l’Inde ou la Chine ? »

L’Allemagne n’a pas forcément la réponse, pense l’historien : une union monétaire entre des pays aux niveaux productifs différents ne peut que conduire à des déséquilibres. « La seule unification qui ait réussi jusqu’à aujourd’hui a été celle des marchés et de la discipline monétaire. La crise montre que l’on a besoin d’une nouvelle idée pour l’Europe. » Un nouveau projet européen, défait de toute illusion, voilà ce que cherchent de nombreux intellectuels grecs aujourd’hui.

Temps de lecture : 7 minutes