Pascal Boniface : « Les JO sont un enjeu géopolitique »

Pour Pascal Boniface, les Jeux olympiques sont une métaphore de la réalité internationale. Crises politiques et conflits y trouvent un écho.

Denis Sieffert  et  Marion Perrier  • 19 juillet 2012 abonné·es

Depuis Coubertin, pas une olympiade qui n’ait été marquée par des enjeux politiques. L’arène sportive prestigieuse a toujours été un lieu symbolique fort où s’expriment, plus ou moins ouvertement, les tensions internationales, ainsi qu’un instrument géopolitique.

Malgré un apolitisme affiché, les Jeux olympiques constituent toujours un enjeu politique…

Pascal Boniface : Effectivement, on pourrait penser que les Jeux se sont politisés de façon récente du fait de leur médiatisation et de l’importance sociale qu’ils ont prise. En fait, dès l’origine, ils sont liés à la politique, malgré une affirmation réitérée du contraire. Pierre de Coubertin, lorsqu’il veut relancer les Jeux, a un objectif qui est, par essence, politique : contribuer à la pacification des relations internationales, au rapprochement des peuples et des nations par le sport. Il a voulu faire la SDN [[(1) Société
des Nations.]] avant la création de la SDN. Mais, derrière cet objectif noble et universel, il y en a un autre, inavoué mais toujours politique : former la jeunesse française de façon sportive afin qu’elle puisse prendre sa revanche face à l’Allemagne. La défaite de 1870 est en effet largement attribuée à une meilleure préparation physique des soldats allemands. Finalement, la politique, aux Jeux, c’est « n’en parler jamais, y penser toujours ». Ce fut le cas par la suite, avec le choix des pays invités, et surtout des pays organisateurs : l’exclusion de l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, l’exclusion des pays vaincus, l’admission de l’Union soviétique dans les années 1950. Ce sont chaque fois, par définition, des décisions hautement politiques et stratégiques.

Les Soviétiques arrivent à Helsinki en 1952…

Les Soviétiques n’arrivent qu’en 1952 à Helsinki parce que, pendant très longtemps, ils n’ont pas participé à la SDN ni au CIO. Les Jeux étaient considérés comme ceux de la bourgeoisie et de la noblesse, ce qui n’était d’ailleurs pas faux puisque le CIO était l’émanation d’une gentry. L’amateurisme ne permet pas de vivre du sport, et c’est surtout l’élite mondialisée qui participe. L’URSS refuse donc de participer ; elle n’a pas non plus envie d’envoyer des athlètes hors de ses frontières. Elle accepte en 1952 parce que la Finlande, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, a une diplomatie qui lui est favorable. C’est un pays frontalier, et l’URSS ne craint pas que ses athlètes prennent la poudre d’escampette. Elle a aussi envie de se mesurer aux autres nations et de prouver la supériorité de son régime, à travers le sport, par l’obtention de médailles. Ce qui est amusant, c’est qu’à cette époque les villages olympiques ne sont pas mixtes. Il faut surtout éviter la promiscuité entre filles et garçons. Il y a donc un village pour les garçons, un village pour les filles, et un autre pour les Soviétiques, qui, lui, est mixte ! L’URSS, même en Finlande, a pris la précaution de ne pas mélanger ses sportifs avec les autres.

Et les JO n’échappent pas aux contextes de crise…

Il n’y a pas une olympiade qui n’ait été marquée par des enjeux politiques. Les Jeux ont en fait pris une telle importance qu’ils sont à la fois le reflet de la vie internationale et, en même temps, un instrument dans la lutte géopolitique. Pendant la guerre froide, chacun veut montrer la supériorité de son modèle, capitaliste ou communiste. On a un concentré de cette compétition entre les deux Allemagnes, de l’Est et de l’Ouest. Tous les JO ont eu finalement un arrière-fond géopolitique important. Peut-il en être autrement alors qu’il y a davantage de nations qui y participent que d’États membres de l’ONU, et que, pendant un mois, l’événement est au cœur de l’actualité ? On le voit aujourd’hui encore avec la priorité donnée à la lutte antiterroriste et un budget de sécurité qui explose, après les attentats du 11 Septembre. On est passé d’un affrontement Est-Ouest à une sorte de multipolarisation des Jeux olympiques avec l’affirmation de la Chine, du Brésil – qui va les recevoir en 2016 – ou de la France, qui se désespère de ne pouvoir les organiser, comme un pays dont la domination serait remise en cause.

Peut-on dire du CIO, sorte de gouvernance supranationale, qu’il a connu deux époques : un amateurisme aristocratique, dont la figure centrale était Avery Brundage, et un CIO plus affairiste, correspondant à la mondialisation, et représenté par Juan Antonio Samaranch ?

Je dirais qu’il y a eu trois époques. Peut-être une première époque, la « Belle Époque », où quelques nobles idéalistes, inconscients des réalités sociales – les phrases de Coubertin sur les femmes et sur les peuples colonisés provoqueraient l’indignation aujourd’hui – et une petite élite autodésignée géraient les affaires du sport mondial. Avery Brundage, lui, représente une sorte de transition avec la deuxième époque. Il incarne l’aveuglement idéologique par rapport à Hitler, et l’anticommunisme. Il est beaucoup plus réactionnaire que Coubertin. Coubertin a les préjugés de son époque, Brundage est un militant réactionnaire affirmé. Quant à Samaranch, pourtant dignitaire du franquisme, il va se battre pour que les jeux aient lieu à Moscou. Il sera un élément de la détente soviéto-américaine. Mais il plonge les Jeux dans le sport business. Il est le promoteur d’une véritable mondialisation des JO. Nous assistons à présent à une tentative inachevée de régulation. Jacques Rogge tente de réguler ce qui a été trop libéralisé. C’est une métaphore de la mondialisation et des débats sur l’Europe. Le CIO a compris que le marché tuait le marché, et que l’inflation des compétitions pouvait tuer les Jeux olympiques.

Est-ce qu’on ne va pas, comme on en a vu les prémices avec Atlanta en 1996, vers une organisation privée, sponsorisée des jeux ?

En même temps, les Jeux olympiques restent un élément de ferment national avec les drapeaux et les hymnes. L’État-nation, quelle que soit la concurrence, reste le pivot des relations internationales. Mais les multinationales, ainsi que les ONG, sont des acteurs des Jeux olympiques. C’est bien sûr Coca-Cola à Atlanta. Amnesty International, pour une autre cause, en profite aussi pour faire passer des messages.

Peut-on redouter, ou souhaiter, que le gigantisme finisse par tuer les Jeux olympiques ?

Non, parce que le CIO a décidé de limiter le nombre de sportifs à 10 000 ou 11 000, et de nouvelles épreuves ne s’ajoutent que si on en supprime d’autres. Un plafond a été fixé. C’est pourquoi certains sports très populaires, comme le rugby, ne sont pas présents aux Jeux. Le rugby à sept sera introduit en 2016, comme le golf d’ailleurs. Il y a un sport qui n’est plus très populaire mais que l’on maintient parce qu’il est un symbole : le pentathlon moderne, qui n’existait pas dans les jeux antiques. Un mélange tir, escrime, course et équitation, c’est-à-dire des sports de guerre. Un cavalier fait prisonnier doit pouvoir s’échapper en se battant avec une épée ou en tirant, et fuir en courant et nageant. Les sports relatifs à la pratique de l’art militaire ont été introduits dès l’origine des Jeux modernes. On voit bien, à travers cela, l’esprit de Coubertin. Le pentathlon est régulièrement sur la sellette mais il tient bon parce qu’il est lié à la renaissance des Jeux et qu’il a une portée symbolique.

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