Tueur en sérigraphie

Blexbolex publie Crimechien et Hors-Zone  : une plongée au-delà de la parodie, dans un récit explosé.

Marion Dumand  • 22 novembre 2012 abonné·es

Blexbolex a tué le trait. Faut dire qu’il est sérigraphe, comme celui qui nous a fait des Marilyn en vrac, avec lèvres jaunes et paupières turquoise. Les aplats, les couleurs, la superposition, ça l’a poussé à bout. Pourquoi diable irait-il mettre un trait autour de ces formes, pourquoi les en emplirait-il ? Elles font sens sans lui. Alors, éliminé, le trait. C’est même devenu une marque de fabrique. Dans la presse, le livre jeunesse ou la bande dessinée, la patte de Blexbolex se reconnaît entre mille ; elle lui a valu le Worldwide Best Book Design (le prix du plus beau livre au monde) pour son Imagier des gens. Cette absence qui fait mouche a débordé hors sérigraphie, elle se signale jusque dans les peintures à la gouache, comme on a pu le voir à l’exposition qu’Arts Factory [^2] lui a consacrée.

Ce pourrait être le début d’un livre noir, « Le sérigraphe a tué le trait ». Crimechien et Hors-Zone en sont, des livres noirs, en couleur. Leur force vient d’abord de cette familiarité, puis de leur folie. Nous y retrouvons des univers littéraire et cinématographique, où le héros est un genre de Philip, entre Marlowe et K. Dick. Là aussi, tout commence par la découverte d’un cadavre. À la hauteur de ce titre incroyable, Crimechien : « Devant moi, un truc qui dépasse en dégueulasserie tout ce que j’ai pu voir à ce jour : crimechien. Net et sans ambiguïté, avec des sévices prolongés […] incluant le non-lancer de balle et le refus de promenade. C’est trop gros pour moi. Je shoote un mémopolice. » Le texte s’amuse de sévices innocents ; l’image exhibe un cadavre sanguinolent. Le grand jeu de ping-pong entre texte et image commence, malgré un cadre fixe, puisque, à chaque page, les phrases se posent au pied de l’illustration. Les rapports entre texte et image ne sont, eux, jamais joués d’avance. Il s’agit d’échos, pas de rapports de force, car jamais l’un ne prend le dessus sur l’autre. « À quoi joue-t-on ?, s’interroge le héros dans une cellule psychiatrique. À assembler des mots et des images, à trouver des correspondances. » L’image ressemble presque à un tangram de formes simples, où les couleurs sont reines, quoique peu nombreuses et mates, de formes simples qui s’assemblent ou explosent, comme si la langue se chargeait d’images, et l’image se simplifiait en signes, en unité de sens, ou de non-sens.

De crime en guerre, de cargo à l’abandon en forêt exotique, on est baladé dans une histoire hallucinée, faite de conspirations et de soubresauts, de déesse géante et de fille-allumette. Rien n’est jamais sûr, rien n’est jamais stable. Ni tout à fait sérieux ou risible. Un monde peut s’effondrer en un claquement de doigts, et les heures se traîner « à la vitesse d’un corbillard ».

Blexbolex manipule le lecteur comme son héros est manipulé par Banks, « cette masse de chair artificielle dans laquelle ont choisi de se fondre plusieurs personnalités aux intérêts convergents » et aux yeux multiples. Banks Inc, terrible ironie politique, fabuleuse invention graphique et narrative. Banks entend « sceller le monde dans un récit éternel et immuable ». Mais il n’avait pas compté avec l’Hors-zone et les « techniques de terreur narrative ». Là, aux «  franges de l’imaginaire », résistent le Je, son Chat Botté de complice et les « casseurs ». « Eh oui, nous rejetions l’histoire et le récit, témoigne un casseur recasé, parce que ceux-ci nous condamnaient à n’être que de la raclure d’humanité et que nous valions mieux que ça. Nous voulions remonter à la source de tous les récits. » Chez Blexbolex, l’histoire est un prétexte. Crimechien, le crime originel ; Hors-Zone, «  la lisière de la narration ». Le livre, le véritable héros.

[^2]: Arts Factory, galerie nomade : http://artsfactory.net

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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