Le quatrième Français…

Denis Sieffert  • 10 janvier 2013 abonné·es

Àen croire un récent sondage, trois Français sur quatre ne croient pas que François Hollande tiendra son objectif d’inversion de la courbe du chômage fin 2013 [^2]. Ce qui n’est guère surprenant après un an et demi d’augmentation continue du nombre de demandeurs d’emploi, et alors que l’Insee prévoit une nouvelle hémorragie d’ici au mois de juin. Ce qui est plus étonnant, en revanche, c’est ce « quatrième Français » qui gobe la promesse présidentielle, le nez au vent. Qui est-il ce doux naïf, ce prince Mychkine de la politique ? La plupart du temps, un « sympathisant socialiste », nous dit le sondage (ce qui, au passage, renvoie les trois autres, dont sans doute l’auteur de ces lignes, parmi les « sympathisants de l’UMP »).

L’objectif paraît si irréel au regard de la conjoncture et de la politique conduite par le gouvernement qu’il faut bien en conclure que notre « quatrième Français » est mû par une sorte de réflexe tribal. Défendre mordicus la politique d’un gouvernement répond pour lui à quelque impératif patriotique. Quelque chose comme les « intérêts supérieurs de la gauche ». Notez bien que, question idéologie, la droite n’est pas en reste. Elle fait même preuve d’une malhonnêteté intellectuelle à toute épreuve dans l’affaire du mariage pour tous. Non pas que l’on dénie à quiconque le droit d’avoir sur ce sujet une autre opinion que la nôtre, mais la transformation de l’école – fût-elle privée et catholique – en théâtre d’affrontements au nom du « libre débat » relève de la manipulation la plus grossière. Autrement plus grave à nos yeux que le port de signes religieux prohibé naguère au nom de la laïcité. L’idéologie est donc partout, et le principe de réalité nulle part, ou presque. À propos du chômage, qui, à juste titre, est la principale préoccupation des Français, il faut être décidément bien captif du discours gouvernemental pour croire que les « emplois d’avenir » et les « contrats de génération » suffiront à renverser la tendance. Le mal est d’une tout autre profondeur. Il ronge notre société depuis une trentaine d’années, à l’exception de quelques brèves embellies. Cela parce que nous avons mis en place au niveau européen une arme de destruction massive de l’emploi. Nos gouvernements inventent des cataplasmes pour remédier aux effets de leur propre politique. Comment ne pas voir que c’est toute une structure économique qu’il faut remettre en cause, une organisation de la société qu’il faut repenser pour l’adapter à la modernité ?

L’idéologie libérale est si prégnante, ses initiateurs ont su mettre en place des institutions si efficaces, que nous sommes aveuglés au point d’oublier ce que l’histoire a pourtant maintes fois démontré : le travail se raréfie à mesure que la productivité augmente. Et on se demande bien pourquoi la revendication historique de réduction du temps de travail, qui opérait depuis un siècle et demi, serait soudain devenue obsolète. En réalité, cette réduction n’a jamais cessé. Mais au lieu d’être assumée et organisée, elle est empirique et injuste. À l’échelle d’une société, et selon la conception libérale, la réduction du temps de travail porte un autre nom : c’est le chômage. Tant que la gauche n’aura pas le courage de réaffirmer cette évidence, elle sera condamnée à l’échec sur le terrain où elle est le plus attendue.

Des voix s’élèvent périodiquement pour remettre la question à l’ordre du jour. C’est le cas de Pierre Larrouturou et de Michel Rocard (lequel ne brille pas toujours par la cohérence), qui relancent le débat dans un ouvrage à paraître ces jours-ci [^3]. On comprend qu’il n’y a que deux façons de combattre le chômage. L’une consiste à s’attaquer à la racine du mal, par un partage du temps de travail qui suppose aussi un autre partage des richesses, afin que les salaires et les acquis sociaux soient préservés. Elle va de pair avec une grande réforme fiscale à côté de laquelle l’affaire des « 75 % » n’est qu’un leurre (à en croire les médias, l’assujettissement à cette taxe de deux mille « malheureux » nababs résumerait toute la politique de la gauche !). L’autre est au centre de la fameuse négociation de ces jours-ci, dite sur « la sécurisation de l’emploi ». Elle vise à faire supporter aux salariés les conséquences d’une compétition sauvage due à la mondialisation libérale. La première est une sortie par le haut. La seconde par le bas, c’est-à-dire par une précarisation sans limites. C’est peut-être ce que guette notre « quatrième Français », du coup moins naïf qu’on le pensait… Ce qui est dramatique dans la situation actuelle, c’est que les vraies questions ne sont même plus sur la table. Elles sont dans les livres et dans les colloques, pas dans le champ politique. Même les Verts, qui furent si longtemps en pointe sur le sujet, semblent s’être brûlés les ailes à l’épreuve de la politique politicienne. Nul n’échappe aux envoûtements de l’idéologie libérale.

[^2]: Sondage Ifop/JDD du 6 janvier.

[^3]: La gauche n’a plus droit à l’erreur , Flammarion (à paraître le 16 janvier).

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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