Laboratoires d’analyses médicales : La prise de sang, un marché juteux ?

Une réforme en passe d’être adoptée pourrait faire basculer les laboratoires d’analyses médicales aux mains de groupes financiers.

Thierry Brun  • 14 février 2013 abonné·es

Le 22  février, une proposition de loi sur la réforme de la biologie médicale sera examinée à l’Assemblée nationale, le texte ayant été adopté au Sénat le 5 février. Supposée « mieux encadrer la biologie médicale afin de réduire les erreurs des analyses médicales et de freiner les dérives financières », elle inquiète de nombreux professionnels.

L’examen biologique indispensable au diagnostic médical serait en effet menacé, affirme Patrick Lepreux, biologiste médical à Marseille, qui a mené pendant trois semaines une grève de la faim contre cette réforme. « Dans un labo comme le mien, en cas d’urgence, vous effectuez une prise de sang et, une heure après, on sait si vous devez être hospitalisé ou non. Avec la réforme, les laboratoires d’analyses seront vendus à des groupes financiers qui les dépouilleront. Les prélèvements seront transportés par des livreurs dans des glacières vers des centres d’analyses industrialisés, souvent éloignés. Des centaines de prises de sang y seront gérées, pour vingt à trente laboratoires. Si vous avez une forte anémie, vous avez le temps de mourir… » Patrick Lepreux préside le syndicat des biologistes praticiens (Bioprat) et n’est pas le seul à s’opposer à cette réforme, qui menacerait 8 000 emplois sur près de 45 000 dans le secteur.

La directive européenne de libéralisation des services, dite directive Bolkestein, est à l’origine du projet de réforme de la biologie médicale, un secteur clé du système de santé. Elle prévoit, outre la mise en concurrence, des dispositions permettant d’assouplir les règles relatives à la détention de capital des laboratoires d’analyses médicales.

La loi Bachelot de 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, et qui a transposé en partie la directive « services », a ouvert à la concurrence ce marché de plusieurs milliards d’euros. Une proposition de loi, présentée par l’UMP fin 2011, puis par le PS fin 2012, doit parachever la mise en conformité de la législation française avec le droit communautaire.

« Il faut absolument maintenir les laboratoires de proximité dans les zones où leur disparition provoquerait des déserts médicaux mettant en danger la sécurité des patients », renchérit de son côté Claude Cohen, président du Syndicat national des médecins biologistes (SNMB), un des principaux syndicats de médecins et de pharmaciens du secteur libéral et hospitalier. Le syndicat parle de « réforme désastreuse, mal écrite, incohérente », une analyse partagée par le Conseil national de l’ordre des médecins. La fronde des praticiens biologistes remonte à 2009, quand le précédent gouvernement a souhaité réformer les laboratoires de biologie médicale dans le cadre de la loi Bachelot Hôpital, patients, santé et territoires. La discrète manœuvre aboutit à une ordonnance en 2010. Rejetée par le groupe socialiste au Sénat, elle fait l’objet d’une proposition de loi de la droite fin 2011, adoptée à l’Assemblée nationale, mais dont le processus a été interrompu en 2012 par les élections présidentielle et législatives.

L’actuelle majorité socialiste a relancé la réforme avec une nouvelle proposition de loi, et « s’apprête à ratifier sans états d’âme un projet ultralibéral en procédure expresse pour satisfaire les intérêts des lobbies financiers », affirme Bioprat. « Je ne comprends pas que les socialistes reprennent cette loi qui tue la biologie de proximité », s’étonne Patrick Lepreux, qui déplore que « les membres de ce gouvernement, qui pendant deux ans ont été alertés et déclaraient, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, comprendre l’urgente nécessité de revoir cette réforme, renient aujourd’hui leurs engagements et leurs convictions ». La réforme est « attendue depuis plusieurs années par une grande partie de la profession de biologistes », assure Ségolène Neuville, députée socialiste, rapporteur de la proposition de loi. « Les enjeux de ce texte sont de réaffirmer la médicalisation de la profession, de limiter la financiarisation du secteur et, dans un souci d’égalité d’accès aux soins, d’assurer la qualité des examens réalisés sur l’ensemble du territoire », souligne la députée, qui ajoute que des « modifications mineures » ont été proposées, « mais qu’elles ne modifieront en rien l’esprit de la loi ».

Le contenu du projet est pourtant contesté à gauche. Le député communiste Alain Bocquet a adressé une question écrite à la ministre de la Santé, Marisol Touraine, reprochant notamment au texte « d’imposer des normes techniques regroupées sous le terme d’accréditation, d’un coût estimé par le syndicat des biologistes praticiens à 175 000 euros par an et par laboratoire, coût inadapté aux petites structures ». Les laboratoires d’analyses devront être contrôlés par un organisme privé, le Comité français d’accréditation (Cofrac), leur imposant des contraintes industrielles et financières au lieu d’une certification établie par la Haute Autorité de santé (HAS). « Beaucoup moins onéreuse mais tout aussi efficace sur le plan de la qualité exigée », explique Claude Cohen, qui rappelle que de nombreux laboratoires de proximité sont déjà « en proie à de sérieuses difficultés financières », du fait des baisses tarifaires et de l’accréditation obligatoire.

Les critiques des professionnels envers la réforme n’ont provoqué aucune réaction du gouvernement et des rapporteurs de la proposition de loi. Et ni le SNMB ni Bioprat n’ont été auditionnés par Ségolène Neuville, pas plus que par le Sénat. Patrick Lepreux demande que soit ouverte une commission d’enquête parlementaire sur le statut du Cofrac et « sur les conditions d’élaboration d’une réforme pensée dans le seul intérêt des groupes financiers ». En témoigne la vague de rachats qui frappe actuellement le secteur, parfois en utilisant des méthodes condamnées au pénal. Pour gagner des parts de marché, les Laboratoires réunis Biorance de Rennes (onze sites, mille dossiers par jour), accrédités par le Cofrac et autorisés par l’Agence régionale de santé, n’ont pas hésité, de 2007 à 2009, à proposer aux infirmières libérales une commission sur chaque prélèvement sanguin qu’elles leur livraient. Cette pratique interdite a entraîné l’effondrement du chiffre d’affaires de petits laboratoires d’analyses médicales alentour. L’accréditation est aussi une aubaine pour Labco, une holding financière française, leader européen de la biologie médicale (300 laboratoires et 5 000 salariés). Le géant a mis aux normes de qualité du Cofrac la moitié des 200 labos qu’il détient et vise un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros dans quatre ans. En mettant la main sur les laboratoires restants, comme celui de Patrick Lepreux.

Société Santé
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