Le pire de l’ANI, c’est sa philosophie

Christophe Ramaux  • 14 mars 2013
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Il y a bien des raisons de critiquer l’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013. La justification du droit du travail tel qu’il s’est construit à la fin du XIXe siècle est la suivante : c’est un droit asymétrique, inégalitaire, qui donne des droits aux salariés contre les patrons, afin de rétablir de l’égalité dans une relation salariale intrinsèquement inégalitaire. D’où la règle suivante : les accords de niveaux inférieurs (l’accord interprofessionnel par rapport à la loi, l’accord de branche par rapport à l’accord interprofessionnel, etc.) ne sont valables que s’ils apportent un plus pour le salarié. C’est le principe de faveur pour le salarié.

La loi Fillon de 2004 opérait déjà une rupture majeure. Elle inversait la règle et l’exception en posant que l’accord dérogatoire (au principe de faveur) devenait la règle sauf si la convention de branche s’y opposait explicitement. Le Medef avait promis des centaines de milliers d’emplois. La loi Fillon est toujours en vigueur, mais quasiment aucune entreprise ne l’a utilisée ! Un rapport d’évaluation de cette loi a été réalisé [^2]. Exercice cocasse mais instructif. Les entreprises ont déjà beaucoup de souplesses et n’en ont pas besoin de plus. Surtout, une entreprise ne peut tourner à coup de guerre permanente contre les salariés, car le travail suppose avant tout de l’engagement et de la coopération (ce qui n’exclut pas les conflits). La loi Fillon de 2004 ne concernait pas le volet salaire. L’ANI qui la prolonge, si, et c’est bien le problème. La loi qui va être adoptée en son nom sera-t-elle réellement appliquée ? L’avenir le dira, mais le mal sera fait. Car le pire de l’ANI, c’est sa philosophie. Il véhicule l’idée selon laquelle la flexibilité est l’enjeu principal pour l’emploi. C’est, ce faisant, la représentation libérale qui s’impose. Selon les libéraux, il existe un marché du travail sur lequel se confrontent offre de travail (des travailleurs) et demande (des entreprises). Comme sur n’importe quel marché, si le prix est trop élevé, la demande excède l’offre. La cause du chômage est trouvée : le salaire étant trop élevé, il faut flexibiliser le droit social.

Les zélotes de l’austérité salariale étaient sous la table après 2008. Comment prétendre que l’explosion de la bulle des crédits était liée au coût du travail ? L’austérité salariale ne domine-t-elle pas depuis les années 1980 ? L’endettement en lieu et place des salaires : n’est-ce pas ainsi que les néolibéraux ont soutenu la demande pendant de longues années ? Depuis 2010, les zélotes de l’austérité, Mario Monti et autres, sont revenus à la charge surtout en Europe.

Il existe une autre grille de lecture, keynésienne, de l’emploi. Le chômage ne provient pas du coût du travail : il découle d’une insuffisance de la demande globale, laquelle résulte des politiques économiques (des revenus, budgétaire, monétaire, commerciale, industrielle…) mises en œuvre. L’austérité conduit à la catastrophe. Nous sommes en plein dans ce scénario en Europe depuis 2010. C’est l’acte II de la crise. Qui va bientôt prendre fin, car les sociétés craquent. Adieu Monti [^3] !

[^2]: Olivier Mériaux et al., « Évaluation de la loi du 4 mai 2004 sur la négociation d’accords dérogatoires dans les entreprises », ministère du Travail, septembre 2008.

[^3]: Au sujet du néolibéralisme, voir le courrier de Christophe Ramaux p. 33.

**Christophe Ramaux** est maître de conférences à Paris-I.
Travail
Temps de lecture : 3 minutes
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