L’éternel dilemme politique

Les discussions sur l’abrogation du délit de racolage passif, fin mars au Sénat, vont relancer le débat sur l’encadrement législatif de la prostitution et ranimer l’opposition entre « abolitionnistes » et « réglementaristes ».

Lena Bjurström  • 21 mars 2013 abonné·es

En mars 2003, la loi pour la sécurité intérieure (LSI), présentée par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, introduit un nouveau délit dans le code pénal : le racolage passif. Dix ans plus tard, le 28 mars 2013, le Parlement discutera de l’abrogation de ce texte sur une demande de sénateurs Europe Écologie-Les Verts (EELV). Si les critiques étaient déjà fortes à l’époque, les effets néfastes de cette disposition n’ont fait que s’amplifier, confirment les prostitué(e) s, les associations de soutien et les féministes. Outre une définition floue du délit, laissant libre cours à l’interprétation des forces de police, cette loi « a eu pour principal effet d’aggraver la situation de précarité et de stigmatisation des personnes prostituées », estiment les sénateurs EELV. Ils dénoncent la mise en cause de 2 315 personnes pour racolage en 2009, et y opposent l’arrestation de 465 personnes pour proxénétisme et proxénétisme aggravé sans condamnations. Les débats qui vont démarrer au Sénat risquent de replacer au cœur de l’actualité l’éternelle contradiction qui se pose au législateur. « En France, la prostitution n’est pas illégale, mais tous les moyens de l’exercer le sont », explique l’anthropologue Marie-Élisabeth Handman. En juin   2012, la ministre du Droit des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, s’est prononcée en faveur d’une pénalisation des clients. Sa proposition a déclenché un tollé et un long débat médiatique sur le modèle législatif à adopter.

Inspirée d’une loi suédoise de 1999 , l’idée de pénaliser les clients relève d’une volonté d’abolition. Pour Hélène de Rugy, déléguée générale de l’association de soutien aux prostitué(e)s l’Amicale du Nid, la prostitution est une violence contraire à la dignité humaine. « Il n’y a pas de prostitution choisie. La prostitution est toujours contrainte, par la violence ou des besoins économiques.  »  Pénaliser les clients, selon elle, serait « un moyen d’affirmer un principe républicain d’égalité et de dignité du corps, sans s’en prendre aux prostitué(e) s, qui sont les victimes du système ». En 2010, une évaluation du ministère de la Justice suédois conclut que l’interdiction d’acheter des services sexuels entraînerait une diminution de la demande, décourageant ainsi l’implantation de réseaux de traite sur le territoire. « Mais la pénalisation ne peut être qu’un volet d’un appareil législatif, prévient Hélène de Rugy. Il faut intégrer dans la loi des programmes de protection et d’insertion des prostitué(e)s. » En Suède, ce volet social est du ressort des municipalités et s’applique donc différemment sur l’ensemble du territoire. Le succès déclaré de la politique de pénalisation est cependant contesté. Dans une étude critique de l’évaluation réalisée par le gouvernement suédois, les chercheuses Susanne Dodillet et Petra Östergren soulignent que, si l’on constate une baisse de la prostitution de rue, rien n’indique une diminution de l’activité en général. Au contraire, la législation suédoise aurait pour effet de repousser les prostitué(e)s dans la clandestinité. Pour Marie-Élisabeth Handman, « la loi suédoise a pour conséquences de briser les solidarités. Les prostitué(e)s quittant la rue pour travailler en appartement et depuis Internet, elles/ils s’éloignent des associations, et donc des dispositifs de prévention et de soutien ».

Cette situation précaire les pousserait également à s’appuyer davantage sur un tiers. En Norvège, où l’achat de services sexuels est interdit depuis 2009, un rapport du Pro Sentret (centre officiel d’aide aux personnes prostituées à Oslo) constate une détérioration des conditions de vie des prostitué(e)s. Enfin, cette prohibition ne repousserait pas non plus les réseaux criminels, assez organisés pour contourner la législation. Pour ses détracteurs, la volonté « abolitionniste » correspond à une méconnaissance de la réalité et repose sur une position essentiellement morale. En France, l’association de lutte contre le sida Act-Up et le Syndicat du travail sexuel (Strass) dénoncent une victimisation des travailleurs(ses) du sexe, dont la parole est confisquée. À leur sens, ce n’est pas la prostitution qui est violente, mais ses conditions d’exercice. Opposé au système abolitionniste, le système « réglementariste » légalise certaines formes de prostitution, avec la volonté d’offrir aux prostitué(e)s les mêmes droits qu’aux autres travailleurs. Aux Pays-Bas, les prostitué(e) s sont indépendant(e)s ou salarié(e)s d’une maison close. En Suisse, en revanche, la loi stipule qu’elles/ils ne peuvent être qu’indépendant(e) s, les obligations du salariat n’étant pas compatibles avec l’autodétermination sexuelle. Avec leur contrôle rigoureux des conditions d’exercice de la prostitution, ces législations permettraient de lutter de manière plus efficace contre les réseaux de traite, tout en assurant la sécurité des prostitué(e)s.

Ce n’est pas l’avis d’Hélène de Rugy : «   Dans ces pays, un certain tourisme et la demande de services sexuels ont augmenté, provoquant une multiplication de l’offre. » Selon elle, à côté des lieux légaux, une prostitution clandestine s’est développée, les prostitué(e) s sans-papiers n’ayant ni droits ni protection. Quant aux victimes de traite, elles seraient plus nombreuses. Pour la déléguée générale de l’Amicale du Nid, la réglementation correspond à « une véritable industrialisation du proxénétisme ». Au Strass, si l’abolitionnisme suédois est vivement critiqué, le système réglementariste n’est pas pour autant envisagé comme une solution. « La réglementation d’une certaine prostitution va de pair avec la criminalisation d’une autre, et les prostitué(e)s sont dépendant(e) s des tenanciers des lieux où elles exercent, explique Morgane Merteuil, secrétaire générale du syndicat. Ce que nous demandons, c’est la décriminalisation totale de la prostitution, sans loi réglementariste, afin que chaque personne ait la liberté d’exercer comme elle le veut et où elle le veut. » Quelle que soit la volonté du législateur, la prostitution n’est pas assez contextualisée, regrette le sociologue Lilian Mathieu   [^2]   : « Elle est envisagée de façon trop spécifique. Une véritable politique d’alternative serait une politique de l’emploi, particulièrement de l’emploi des femmes, une politique de logement social, une politique d’immigration… »

[^2]: La Condition prostituée, Lilian Mathieu, Textuel, 2007.

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