Google, une firme singulière

Le nouveau directeur de l’ingénierie du géant d’Internet, Ray Kurzweil, est un prophète de l’intelligence artificielle et de la fusion de l’homme et de la machine.

Julien Covello  • 25 juillet 2013 abonné·es

« Ma mission chez Google est de développer la compréhension du langage naturel par les ordinateurs », expliquait en avril dernier au magazine Wired Ray Kurzweil, le nouveau directeur de l’ingénierie de Google. Si, le 12 décembre 2012, l’annonce de son recrutement a été remarquée, c’est qu’à 65 ans Kurzweil est une sommité. Formé à l’informatique très jeune, il est à l’origine de bon nombre de concepts innovants qui l’ont rendu célèbre. Il est notamment l’inventeur des premiers systèmes de reconnaissance de caractères et de synthèse vocale. Des technologies permettant à l’ordinateur de lire et de comprendre un texte ou de reconnaître la voix humaine. Mais Ray Kurzweil est aussi un « prophète », auteur en 2005 d’un best-seller [^2] annonciateur d’un choc historique tout proche. Ce moment, il l’appelle la « singularité ». Une référence aux trous noirs, l’un des mystères de la physique moderne. Il donne aussi une date : 2029. À partir de là, l’ordinateur deviendra « conscient ». « Il ne s’agit pas simplement d’une intelligence logique. Mais d’une intelligence émotionnelle, capable d’être drôle, sexy, d’aimer, de comprendre les émotions humaines. » Et bien sûr d’apprendre et de s’améliorer. La singularité évoque aussi l’entrée dans une ère inconnue. Kurzweil, surnommé « le pape des transhumanistes », n’est pourtant pas amateur de science-fiction, trop souvent « négative ». Il a fait nombre de prédictions datées dans ses essais, et certaines se sont réalisées, comme l’invasion des téléphones mobiles, l’Internet sans fil grand public ou les voitures sans chauffeur. Pour cerner le futur, comme les économistes, il prolonge les courbes du passé et s’appuie sur la « loi de Moore », qui constate que la puissance de calcul des ordinateurs double tous les deux ans. En 2045, « le rythme du changement sera tel que nous ne serons pas capables de suivre, à moins d’améliorer notre intelligence en fusionnant avec les machines intelligentes que nous créons ». Une perspective que Kurzweil juge « excitante ». C’est peut-être pour s’y préparer qu’il avale « 250 pilules par jour » et reçoit « une demi-douzaine de thérapies intraveineuses par semaine ». C’est en tout cas pour défendre cette vision qu’il a créé en 2008, avec Peter Diamandis, fondateur d’une agence de voyages spatiaux, l’Université de la singularité. Cette fondation organise des stages et des colloques rassemblant l’avant-garde de la science. Étudiants, chercheurs, investisseurs et personnalités politiques du monde entier y sont sensibilisés à l’avènement de la singularité, avec pour objectif d’orienter la recherche et les financements.

Une activité de lobbying, donc, mais aussi des airs d’église new age, qui distribue à ses adeptes des amulettes ornées de symboles mathématiques. L’Université de la singularité est bien sûr située dans le saint des saints, la Silicon Valley, en Californie. À un jet de pierres du siège de Google, qui est aussi l’un de ses principaux donateurs, à hauteur de 250 000 dollars. Et, du point de vue de la « singularité », on peut dire que Google est une entreprise singulière. D’abord, apprendre à des ordinateurs à trier les informations dans le chaos du Web est son cœur de métier. Ensuite, la frénésie qui a accompagné la croissance du moteur de recherche et sa « coolitude » revendiquée [^3] ont attiré bon nombre d’ingénieurs innovants. Surtout, c’est de loin la plus grosse entreprise du « Big Data », avec une quantité astronomique de données analysées par des algorithmes de plus en plus sophistiqués.

La firme de Mountain View est notamment leader dans les requêtes vers des bases de données gigantesques, qu’elle peut interroger en quelques fractions de seconde. Pour son système Android, qui équipe près d’un milliard de smartphones et les futures Google Glasses, elle a conçu Google Now, un « assistant personnel intelligent » qui promet toutes « les informations utiles, avant même de les demander ». Si malgré cela on veut interagir, on peut lui poser des questions en « langage naturel ». Parallèlement, certaines équipes mènent des recherches plus fondamentales sur l’intelligence artificielle. En juin 2012, Jeff Dean, de Google, et Andrew Ng, de l’université de Stanford, ont annoncé avoir conçu un « réseau neuronal artificiel » à partir de 16 000 microprocesseurs connectés entre eux par Internet, qu’ils ont soumis à une semaine de visionnage de vidéos sur YouTube. « À notre plus grand amusement,  [le système] a appris à réagir à des images de… chats. » De loin la figure la plus représentée sur le site de partage vidéo. « Il a ‘‘découvert’’ ce qu’était un chat par lui-même, seulement à partir d’images sans commentaires. C’est ce que nous appelons l’auto-apprentissage. » Une prouesse qui « excite » forcément Ray Kurzweil : « C’est exactement pour ce genre de choses que je suis chez Google. Nous utilisons déjà les systèmes  [de Jeff Dean] et ses techniques d’auto-apprentissage. » Un tel système, perpétuellement amélioré et nourri de la plus grande base de données du monde, ne pourrait-il pas donner naissance à la singularité prévue ? Cette foi dans le potentiel de l’entreprise est bien sûr partagée par ses dirigeants. Le PDG de Google, Eric Schmidt, affichait récemment son désir d’ « avaler des micromachines chaque matin » ou d’envoyer un robot à sa place en soirée. En mai dernier, lors d’une rencontre en Grande-Bretagne, il a déclaré que Google Now et un interlocuteur humain seraient « indiscernables d’ici cinq à dix ans ». Google est-il déjà l’embryon d’une méga-machine intelligente qui régira bientôt nos vies ? À la fois gourou, lobbyiste et ingénieur en chef, Ray Kurzweil est en tout cas parvenu à transformer sa prophétie en projet industriel. Il envisage désormais sérieusement une « immortalité digitale ». Par « téléchargement » de nos esprits dans la matrice, on pourrait enfin « vivre sur le Web », et projeter çà et là des avatars « biologiques ou non ». Peut-être un prochain service signé Google.

[^2]: Humanité 2.0 : la Bible du changement , M21 Editions, 2007. Titre original : The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology.

[^3]: Le slogan de la maison : Don’t be evil , « Ne soyez pas méchant ».

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