« Les Enfances Chino » de Christian Prigent : Du noir, pas du sépia

Sur un mode implosif, Christian Prigent livre une enfance plurielle.

Christophe Kantcheff  • 4 juillet 2013 abonné·es

Les Enfances Chino arrive après quelques livres où Christian Prigent, déjà, revient sur les années 1950 et 1960. Des livres qualifiés de romans qui, sans se succéder, sont marquants, touffus, les plus volumineux – ou les plus épiques – de son ample bibliographie. L’enfance est aussi un thème courant chez les écrivains mais il ne faut pas l’entendre chez Prigent comme un seul retour vers le passé. La nostalgie est son ennemie. L’enfance, chez lui, est métaphorique : une ouverture au présent vers l’inédit, l’inconnu. Qu’il s’agisse des sensations, revisitées mais pas reconstituées (nulle couleur sépia), ou des formes d’écriture, toujours en mouvement.

C’est encore plus vrai avec les Enfances Chino. Le pluriel du titre n’est pas insignifiant. Il indique que le terrain d’exploration de l’auteur est multiple, la narration éclatée, arborescente. Si Chino, le personnage, puise dans la biographie de l’auteur, on le suit dans son quotidien conscient mais aussi dans ses rêves, son sommeil, ses cauchemars. On pénètre également ce qui constitue son environnement, y compris les êtres qu’il côtoie, quelque part dans une Bretagne rurale et animalière – là où a grandi l’auteur. Le récit n’obéit ainsi à aucune logique préétablie. On pourrait parler de tableaux successifs, puisque certaines situations font explicitement écho à des œuvres de Goya – l’impulsion du roman venant d’une conférence donnée par Christian Prigent sur le peintre. Mais ce ne serait pas tout à fait juste. Les Enfances Chino charrie son lot d’images et de sons dans un immense flot de phrases élastiques et ironiques.

Enjoignons au lecteur de se laisser porter par le torrent syntaxique de l’auteur de Grand-mère Quéquette (2003) – autre grand livre de la veine autobiographique, et personnage qui réapparaît ici. La langue de Christian Prigent, toujours plus intense et implosive, dessine un monde à la fois monstrueux et familier : « Enfant de la nuit, la nuit est en toi bien plus qu’autour de toi. Fils de la trouille, c’est pas que pourtours qu’hérisse la pétoche : tu es le sac, tu es la poche, tu es la chair de poule et le poil raide. » Fidèle à une vision farcesque et merdrique (Jarry, for ever) de l’existence, Christian Prigent n’a peut-être jamais été aussi mélancolique dans ce livre plein du noir intérieur et des songes orageux. Et au bout du chemin, l’enfance, plurielle et chaotique, finit par s’évanouir. « Tout est consommé de ce qui fut vu, senti, dit et fait dans la randonnée. Rien n’est advenu, rien n’est consommé de ce qui va suivre. Mais un gros doigt mou de nimbus touille les poudres dans l’humeur des souffles qui montent des herbages. Ce lavis de Chine noie les derniers dessins. Noir. Ainsi disparaît le presque ado Chino. »

Littérature
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