Ordre républicain

L’immense majorité des musulmans détestent le voile intégral, mais dans un contexte d’islamophobie, ils n’aiment pas cet acharnement faussement républicain.

Denis Sieffert  • 25 juillet 2013 abonné·es

Acte premier : nous sommes à Trappes, en plein ramadan. Il fait chaud. Tout est calme. Le quartier des Merisiers est comme assoupi. Une femme portant niqab attend l’autobus avec sa mère et son mari, quand trois policiers en patrouille aperçoivent le voile prohibé. Leur sang ne fait qu’un tour. Il n’y a rien de plus urgent, pensent-ils, que de faire appliquer la loi républicaine sous cet abribus. Rudoiements, insultes, échanges de coups, l’affaire tourne au grabuge. Le mari est traîné au poste. Acte deux : il fait nuit sur Trappes, et à présent des centaines de jeunes caillassent le commissariat où ils ont appris que le mari était toujours gardé à vue, des poubelles s’embrasent, des renforts de cars de police affluent, toutes sirènes hurlantes ; des gendarmes mobiles harnachés tirent au Flash-Ball sur les manifestants, éborgnent un adolescent ; un hélicoptère survole le quartier à basse altitude, la colère gagne les communes alentour ; des voitures y sont incendiées…

Vous avez dit « ordre républicain » ? On pourrait presque sourire de cette incroyable politique de Gribouille, s’il ne s’agissait du nième épisode d’un drame qui remet une fois de plus en lumière l’abandon de nos banlieues. En vérité, c’est bien la loi d’avril 2011, qui interdit le voile intégral, qui est en cause. Des policiers l’avaient dit au moment de son adoption. Elle requiert tant de discernement et de précaution dans une entreprise qui peut rapidement tourner à l’humiliation, que l’on ne peut que s’interroger sur la loi elle-même. Que penser d’un texte dont ses partisans idéologiques espèrent secrètement qu’il ne sera pas appliqué ? On voit bien par là l’absurdité de la situation. Elle devrait sauter aux yeux. Ce n’est hélas pas le cas. Après les événements de Trappes, une partie de la droite (Guaino, Hortefeux, Ciotti, Le Pen) a immédiatement entonné avec jubilation l’air connu de la menace « communautariste » et de la voyoucratie banlieusarde. Ceux-là sont bien dans leur rôle. Mais qu’en pensent les socialistes, au-delà des effets de menton de Manuel Valls ? Ils ont sans doute longtemps pensé qu’il est plus facile de verbaliser une femme en niqab sous un abribus que de donner du travail aux jeunes chômeurs de Trappes. Les événements des 20 et 21 juillet démontrent que ce n’est pas si simple car, en vérité, les deux questions sont étroitement liées.

Le mécréant qui écrit ces lignes a toujours été convaincu qu’il y a une forte interaction entre le religieux et le social, et qu’il n’est pas possible, en politique, de traiter la religion comme un phénomène en soi, indifférent à la condition de ceux qui la pratiquent. On pouvait être « bouffeur de curé » quand l’Église était toute-puissante dans la société française, qu’elle tenait les écoles, les hôpitaux, le pouvoir, la morale, la culture ; il faut agir avec plus de circonspection avec une religion – en l’occurrence l’islam – qui est souvent, chez nous, celle des pauvres. Depuis 2003 et le premier débat sur le voile (le hijab, cette fois), nous affirmons dans ce journal qu’il n’est pas nécessaire de faire de la religion un objet supplémentaire de discrimination dans la vie de ceux qui sont déjà trop souvent objets de discrimination. Autrement dit, on peut-être hostile au voile intégral avec tout ce qu’il représente pour nous – mais pas forcément pour les femmes qui s’en vêtent – d’assujettissement et d’archaïsme, et ne pas considérer que son interdiction est une priorité dans une société qui souffre de tant d’autres maux. L’immense majorité des musulmans pensent d’ailleurs la même chose. Ils détestent le voile intégral, mais dans un contexte d’islamophobie généralisée, ils n’aiment pas cet acharnement faussement républicain. De même, les jeunes émeutiers de la nuit de Trappes ne sont pas des adeptes du wahhabisme. Leur réflexe de solidarité mêle le social au religieux. C’est bien pourquoi le réduire à un « communautarisme » est une erreur, ou une arnaque.

Que s’est-il donc passé dans le quartier des Merisiers au moment de l’intervention des policiers ? La mère de la femme au niqab a-t-elle été bousculée, le mari a-t-il été insulté ? A-t-il tenté d’étrangler un policier, comme ça, sans qu’il y ait eu au préalable des mots ou des gestes déplacés ? Nous n’y étions pas, mais on imagine l’engrenage. Le problème, c’est qu’en pareille circonstance certains policiers choisiront de passer leur chemin, considérant qu’ils ont délinquants plus redoutables à poursuivre qu’une femme voilée, alors que d’autres, au contraire, ajouteront à leur intervention un supplément de zèle. C’est parce qu’elle laisse libre cours à cet arbitraire que la loi est mauvaise. Certes, le port du voile intégral heurte notre culture et notre conscience, mais pas plus que le seuil de 30 % de chômeurs dans certaines cités de Trappes. Et il y a certainement d’autres moyens de le combattre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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