Des abeilles dans les poches

À la faveur de la crise, des monnaies complémentaires fleurissent en France et ailleurs depuis quelques années.

Nicolas Salvi  • 19 septembre 2013 abonné·es

En France, les Toulousains payent en « sol-violette », les Villeneuvois en « abeille », les Angevins en « muse », et certains Allemands en « Chiemgauer ». Pas tous, mais tout de même, le phénomène prend de l’ampleur. Plus de vingt monnaies complémentaires circulent aujourd’hui sur le territoire national. Un concept beaucoup plus facile à mettre en œuvre qu’on ne pourrait l’imaginer. Pour Bastien Yverneau, de l’association Montreuil en transition, qui travaille en Seine-Saint-Denis au lancement de la monnaie « pêche » au niveau régional, « la taille critique minimum d’un tel projet est d’environ trente prestataires et une centaine de participants ».

C’est dans le contexte de crise monétaire de l’Allemagne des années 1930 qu’apparaissent les premières initiatives de monnaie complémentaire. La mise en circulation du Wära, en 1931, dans une zone reculée de Bavière, permet de redynamiser considérablement l’économie locale. À tel point que l’aventure sera qualifiée de « miracle monétaire » partout en Allemagne. Autre initiative bien connue : le « palmas », une monnaie complémentaire du nord du Brésil, mise en circulation en 1973. Une communauté de pêcheurs est expulsée des plages qu’elle occupait pour être relogée sur un terrain plus éloigné des touristes. Malgré une belle entraide, un problème persiste : les pêcheurs n’ont pas les moyens de se fournir en eau et en électricité. En sondant le quartier, ils constatent une importante fuite de capitaux. L’idée d’une monnaie complémentaire est alors lancée. « C’est un outil qui est très lié à la crise, explique Bastien Yverneau. Il y a eu une première génération dans les années 1930, puis en Amérique du Sud dans les années 1990, et aujourd’hui ça repart un peu partout. » Une vingtaine de monnaies complémentaires circulent en France. La première d’entre elles, l’abeille de Villeneuve-sur-Lot, a été lancée il y a seulement trois ans. Le philosophe Patrick Viveret, instigateur de la monnaie alternative nationale sol, en résume la nécessité : « Puisqu’on se retrouve avec une rareté artificielle de la monnaie officielle, nous allons créer notre propre système d’échange. » Un système qui favorise les circuits courts et encourage les rencontres entre les différents acteurs, sur les marchés par exemple. Et ça marche. Quand un euro change de main trois ou quatre fois par an en moyenne, un sol ou une abeille circule entre une dizaine de personnes. Nous serions donc revenus à une époque où l’euro ne fait plus son travail : « Favoriser les échanges et créer de la richesse », observe Patrick Viveret. Ainsi, les monnaies complémentaires ne représentent pas qu’un bricolage en temps de crise, mais sont porteuses d’une véritable réflexion politique. Patrick Viveret estime que « l’enjeu principal est celui de la réappropriation citoyenne de la monnaie. On ouvre le débat sur la nature des monnaies officielles elles-mêmes, et donc sur les questions d’évasion fiscale et de paradis fiscaux, alors que le système est devenu insoutenable ». Même constat pour Bastien Yverneau : « L’euro est le symptôme d’un système monétaire qui a entraîné des dérives, et une monnaie locale permet d’en atténuer les effets. Pour nous, c’est un moyen de lutter contre la finance folle, la spéculation, la mondialisation. »

L’économiste Bernard Lietaer, très impliqué dans les initiatives de monnaies complémentaires, a avancé un chiffre saisissant : sur les 3 200 milliards d’euros ayant circulé en 2007 sur les marchés financiers, seuls 3 % ont donné lieu à des biens et des services réels. Les monnaies complémentaires répondent donc à un phénomène de financiarisation et de virtualisation de l’économie qui serait allé trop loin. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont vouées à se cantonner aux petits territoires. En France, le projet le plus large reste le sol, il propose une monnaie complètement électronique dans neuf régions, acceptée par plus de quatre-vingts prestataires dans le pays. Du côté de Montreuil-sous-Bois aussi on vise large. Le but est de créer à terme, en Île-de-France, la première monnaie complémentaire régionale du pays. « Si demain l’euro s’effondre, si on arrive à une crise du type années 1930, où on paye à la brouette, il ne serait pas complètement insensé d’imaginer qu’une monnaie locale puisse prendre sa place », conclut Bastien Yverneau.

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