Tribune : la religion du nucléaire

Nul argument éthique ou stratégique ne peut détruire ce culte.

Alain Joxe  • 13 février 2014
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Si, le 15 juillet 2012, François Hollande a réaffirmé son « attachement irréductible » à la dissuasion nucléaire, dès le 15 octobre 2009, le général Bernard Norlain avait cosigné, avec Michel Rocard, Alain Juppé et Alain Richard, une tribune dans le Monde pour plaider en faveur du désarmement nucléaire, France comprise. En 2013, Paul Quilès appelle la dissuasion « une illusion, coûteuse et dangereuse ». Rocard, Quilès et Norlain se sont ralliés à sa suppression pour des raisons stratégiques plutôt qu’éthiques ; toutefois, leurs arguments n’aboutissent jamais à un débat sérieux sur la liquidation de cette ligne Maginot. Le non-débat français sur le nucléaire fait partie d’une religion sécuritaire quasi constitutionnelle. Le nucléaire civil, produisant concrètement de l’électricité autonome, est critiqué du point de vue énergétique et écologique, mais résiste comme l’aile civile du savoir-faire nucléaire militaire, supposé produire de la sécurité autonome.

Si on se limite au nucléaire militaire, on est paralysé par la durée historique d’une croyance politique, légitime car née sous de Gaulle, et qui consolide une définition de la sécurité par la dissuasion : l’usage de l’arme comme menace proportionnée contre toute offensive envers le territoire est de la responsabilité du président de la République. Or, cette stratégie a perdu toute pertinence : par la disparition, vers 1990, de la bipolarité et de l’ennemi soviétique, qui définissait la dissuasion nucléaire comme réciproque, et donc comme garante de la paix entre les deux blocs ; par l’érosion de l’espace-temps souverain des États-nations : l’avènement, avec la révolution électronique, de la délocalisation des entreprises, qui, dépendantes des souverainetés financières sans feu ni lieu, vivent hors de l’emprise de l’état territorial. Conserver l’arme nucléaire entretient l’illusion d’une souveraineté militaire géographique impérissable ; confier sa défense à l’Otan masque l’asservissement des États à la finance déterritorialisée. Cette double mascarade, contradictoire (Otan + nucléaire autonome), est devenue utile à la non-construction d’une politique de défense de l’Union européenne. Ni les arguments éthiques – par quoi la simple possession d’une arme nucléaire peut être considérée, faute d’ennemi nucléaire à dissuader, comme une préméditation de crime contre l’humanité – ni les arguments stratégiques ne peuvent détruire ce culte. Le traité de non-prolifération, signé en 1970, préconise la dénucléarisation ; il est devenu en 1995, après la fin de l’URSS, un traité sans limitation dans le temps. Le dernier argument stratégique reste alors que la France « ne doit pas désarmer la première unilatéralement ». Que faire ?

La crise imposera bientôt à l’Otan d’ourdir des scénarios de répression par les armées contre les peuples du Sud. Une restauration d’autonomie qui puisse, au contraire, prendre en charge la défense sociale des peuples européens contre les chocs, les aléas et les prédations de la spéculation financière globale s’impose. Supprimer la bombe pour penser aux moyens d’une stratégie réelle de défense de la démocratie sociale en France et en Euroméditerranée, qui deviendra nécessaire.

**Alain Joxe** est chercheur en géopolitique, directeur d’études honoraire à l’EHESS.
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