Denis Dessus : « Les majors du privé vont devenir opérateurs publics »

ENTRETIEN. Le vice-président du conseil national de l’Ordre des architectes dénonce la création d’un statut de société d’économie mixte à opération unique, un nouvel outil de partenariat public-privé destiné aux collectivités territoriales.

Thierry Brun  • 7 mai 2014
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Denis Dessus : « Les majors du privé vont devenir opérateurs publics »

Une proposition de loi créant des sociétés d’économie mixte (SEM) à opération unique a été adoptée le 7 mai par les députés, après un vote en première lecture au Sénat en décembre 2013. Les collectivités territoriales qui souhaitent passer par un mode de gestion privé de services publics locaux pourront ainsi utiliser ce nouvel outil, « alors que la gestion en régie a montré ses limites et que les expériences passées de partenariat public-privé (PPP) ont suscité de nombreuses critiques quant à leur coût pour la collectivité et aux limites induites par leur mise en œuvre » , explique Erwann Binet, député PS et rapporteur du texte présenté par les sénateurs Jean-Léonce Dupont et Hervé Marseille, membres du groupe UDI-UC.

La SEM à opération unique pourra se substituer au PPP et est présentée comme étant un élément de la réorganisation du droit français de la commande publique, qui « va devoir être profondément revu dans le cadre de la transposition, au plus tard en avril 2016, des trois directives européennes » , sur la passation des marchés publics et sur les contrats de concession, ajoute le rapporteur. Le nouvel outil permettra-t-il cependant de mettre fin aux dérives des partenariats avec le secteur privé ? Alors que les élus sont confrontés à la baisse des dotations budgétaires de l’État, à un accès restreint à l’emprunt bancaire et au démantèlement de services techniques locaux, ce type de société pose de nombreuses questions, auxquelles répond Denis Dessus, vice-président du conseil national de l’Ordre des architectes.

La proposition de loi créant un nouveau type de partenariat-public-privé (PPP) n’a pas eu grande presse. Or, le statut de société d’économie mixte à opération unique bouleverse la gestion de services publics. Pourquoi selon vous ?

Denis Dessus : Il semblait effectivement qu’il y avait d’autres priorités à l’activisme parlementaire que de vouloir créer une procédure complexe qui cumule les entorses aux principes de la commande et de la maîtrise d’ouvrage publiques. Les sociétés d’économie mixte (SEM) à opération unique, fondées sur une décision de la Cour de justice de l’Union européenne de 2009, permettraient aux collectivités territoriales qui les créent de pouvoir leur confier directement, sans mise en concurrence, la réalisation d’une opération de construction de logement ou d’aménagement, la gestion d’un service public ou d’une autre opération d’intérêt général. C’est au moment de la constitution de la SEM, que les collectivités, lanceraient une procédure d’appel public « à manifestation d’intérêt » afin de choisir les opérateurs privés qui deviendraient actionnaires de la SEM.

La SEM à opération unique n’est donc pas issue d’une mise en concurrence, elle est de facto attributaire de l’opération, c’est la part privée seule qui va être soumise à consultation pour intégrer le capital de la société créée. Les actionnaires privés seront donc obligés de s’associer à la personne publique pour accéder au marché. Ils pourront être majoritaires dans l’entité, même si c’est un élu qui la présidera et que la part de capital public permettra à minima une minorité de blocage.

Les élus politiques pensent ainsi pouvoir contrôler le prestataire privé, major du secteur, ce qu’ils n’arrivent pas à faire en PPP. Bien au contraire, ils vont se trouver liés, avec une indétermination patente dans l’attribution des responsabilités en cas de litige sur l’exécution du contrat, et des conflits d’intérêt inévitables au cas où le pouvoir adjudicateur serait amené à agir contre un cocontractant dont il serait actionnaire et co-décisionnaire !

Le texte adopté a été modifié. Va-t-il dans le bon sens ? Y a-t-il toujours des craintes à avoir ?

Les amendements apportés par l’assemblée n’enlèvent rien des risques de la procédure. Ce nouvel outil de partenariat public-privé institutionnalisé se dispenserait des règles contraignantes régissant les contrats de partenariat de l’ordonnance du 17 juin 2004.

Ainsi, la proposition de loi n’impose pas la réalisation d’une évaluation préalable qui a pour objet d’estimer si le recours au PPP va offrir à la personne publique une solution alternative plus avantageuse qu’une opération de maîtrise d’ouvrage publique pour atteindre ses objectifs. Comment dès lors ne pas craindre des dérives, notamment financières, aussi importantes que celles constatées systématiquement avec les contrats de partenariat ? Alors que le politiquement correct et les discours étatiques prônent la simplification des procédures et l’allégement du millefeuille politique, quel sera le coût induit pour le contribuable d’un nouveau « machin », usine à gaz parapublique où vont siéger nos élus au côté des représentants des majors ?

De plus, en dissociant le candidat initial (l’actionnaire opérateur) et la personne retenue pour conclure le contrat (la SEM à opération unique), le respect des principes de valeur constitutionnelle de liberté d’accès à la commande publique, de traitement égal des candidats et de transparence des procédures n’est pas garanti. Nous demandons la transparence de la consultation, l’accès aux contrats, toutes les dispositions qui s’appliquent aux marchés de 20 000 euros et auxquelles échappent les contrats globaux qui représentent des millions d’euros, voire des milliards pour certains.

Enfin au-delà de problèmes juridiques évidents, la création de ce nouvel outil est clairement une restriction d’accès à la commande pour l’ensemble des professionnels du cadre bâti. Seuls des opérateurs spécialisés, disposant de capacités opérationnelles, techniques et financières de hauts niveaux, comme le précise le Conseil d’État dans un avis du 1e décembre 2009, pourront de facto être candidats. Or, le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 26 juin 2003 indiquait que le contrat de partenariat était « susceptible de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles inhérentes à l’égalité devant la commande publique, à la protection des propriétés publiques et au bon usage des deniers publics » et en faisait une procédure d’exception strictement encadrée.

Ce projet de SEM, spécialement créé et dédié aux grands groupes, est totalement contradictoire aux orientations fondamentales proclamées dans les déclarations multiples et réitérées du gouvernement relatives à l’accès des PME et des TPE à la commande publique et en opposition à l’approche européenne du Small Business Act en matière d’entrepreneuriat. Le Conseil National de l’Ordre des Architectes demande donc le rejet de la proposition de loi tendant à créer des sociétés d’économie mixte à opération unique.

Le statut de SEM à opération unique est-il très attendu par les collectivités ?

Certaines collectivités pensent avoir trouver la formule, la simplification d’un contrat global sur des décennies, la possibilité d’éviter les dérives des PPP et de s’affranchir des règles et du contrôle du code des marchés publics, alors qu’elles vont au contraire se retrouver piégées, et les usagers encore plus ! Cette proposition de loi a été voulue par les établissements publics locaux (EPL), organismes avec les élus des collectivités comme administrateurs, qui se développent partout sur le territoire en raison du retrait des services de l’état.

L’autre lobby est celui des grandes entreprises, de l’eau notamment. En privatisant les services publics, sans contrôle possible et de façon quasi définitive, car comment imaginer que la SEM qui aura grossi et embauché sera dissoute au bout de 20 ou 30 ans, les décideurs politiques jouent un jeu dangereux qui engagera leurs collectivités bien au-delà de leurs propres mandats. Dans cette procédure, l’entreprise, major du secteur, devient l’opérateur global, dans l’objectif, naturel pour une société privée, de faire le plus de profit. La conséquence inévitable de l’absence de remise en concurrence sera l’augmentation des prix des services payés par l’usager !

Qu’est-ce que cela entraîne pour votre agence d’architecture ?

Cette proposition de loi vient priver la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre de leur rôle respectif, celui de commanditaire de plein droit et celui de maitre d’œuvre du projet. Les architectes n’acceptent pas la subordination de l’un et l’autre à des intérêts marchands au sein d’une société où les partenaires (collectivités locales, grands groupes du BTP) sont juges et parties, à la fois maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre et entreprises, sans autres garde fous que le bénéfice économique de l’opération.
En tant qu’architecte, je souhaite travailler dans l’intérêt des usagers, et concevoir le meilleur service public.

Or, avec les contrats globaux type PPP ou SEM à opération unique, l’architecte est le plus souvent choisi par l’entreprise et se trouve pris dans une position schizophrénique entre ses obligations contractuelles, défendre les intérêts de son client (l’entreprise) et l’aider à obtenir une marge maximale, et déontologiques en concevant le meilleur projet possible pour la collectivité publique. Rappelons que le Conseil National de l’Ordre a toujours dénoncé les procédures type PPP, et son action a permis d’en limiter l’utilisation. Ce n’est pas pour défendre l’intérêt des architectes, qui sont incontournables quel que soit le mode opératoire, mais pour défendre l’intérêt des citoyens et la bonne gestion des finances publiques.

Économie
Temps de lecture : 8 minutes
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