Boris Vian : Le roman noir de Vernon Sullivan

Il y a soixante-cinq ans, les deux premiers romans de l’écrivain américain inventé par Boris Vian subissaient la censure. Récit d’une épopée entre canular, pastiche et réflexions sociologiques.

Pauline Guedj  • 22 juillet 2015 abonné·es
Boris Vian : Le roman noir de Vernon Sullivan
© Boris Vian a publié quatre livres sous le nom de Vernon Sullivan : J’irai cracher sur vos tombes (1947/1997, Le Livre de poche), Les morts ont tous la même peau (1948/1997), Et on tuera tous les affreux (1949/1999) et Elles se rendent pas compte (1950/2000). Publiés alors que l’identité réelle de Sullivan avait été révélée, les deux derniers romans abandonnent la posture du *passing* dans leur narration. Photo : Portrait de Boris Vian en 1949. AFP

En juin dernier, Rachel Dolezal, une militante antiraciste américaine, était publiquement reconnue comme blanche. Depuis dix ans, la jeune femme se faisait passer pour noire, allant jusqu’à modifier son apparence physique et à se créer une généalogie fictive. Au cœur de l’affaire, un cas de faux-semblant fréquent dans l’histoire des États-Unis, relevant de ce qu’on appelle là-bas le passing. Dans le contexte français, l’affaire Dolezal rappelle un autre épisode. Tout commence à l’été 1946. Boris Vian, son épouse Michelle Léglise et l’éditeur Jean d’Halluin font la queue devant un cinéma des Champs-Élysées. Pour d’Halluin, les affaires vont mal, et les éditions du Scorpion, qu’il dirige, ont besoin d’un bon coup de fouet. La France se passionne pour les romans policiers américains, et d’Halluin est à la recherche d’un livre à traduire. « Tu veux un best-seller ?, lui aurait alors rétorqué Boris Vian. Donne-moi dix jours et je t’en fabrique un. » Les Vian partent en vacances à Saint-Jean-de-Monts, en Vendée. Boris y rédigera J’irai cracher sur vos tombes .

Depuis longtemps, Vian est un adepte des pseudonymes. Cette fois-ci, il décide de signer de la plume d’un certain Vernon Sullivan, Vernon, du nom d’un de ses amis, Sullivan, en hommage au pianiste américain Joe Sullivan. L’auteur fictif est doté d’une biographie. GI pendant la guerre, musicien à ses heures, Sullivan aurait lui-même été un Noir qui a «  passé la ligne de la couleur  ». L’auteur aurait rencontré d’Halluin grâce à un ami commun et lui aurait remis son manuscrit, un texte si sulfureux qu’il aurait été refusé par tous les éditeurs américains. Boris Vian, lui, en serait uniquement le traducteur. Paru en 1946, J’irai cracher sur vos tombes est construit autour de la thématique du passing. Le roman raconte l’histoire de Lee Anderson, un Noir américain qui, pour se venger de la mort de son frère, lynché, décide de se faire passer pour Blanc et de séduire les filles d’un riche planteur, pour ensuite les violer et les exécuter. Le ton est cru. Les scènes de sexe détaillées et les assassinats sanglants. À sa sortie, le roman est accueilli de façon confidentielle. Quelques articles dans la presse, quelques ventes chez les passionnés de polar. En février 1947, Daniel Parker, directeur du Cartel d’action sociale et morale, décide toutefois de porter plainte contre Sullivan pour outrage aux bonnes mœurs. Démarrent des années de procès, dont les rebondissements auront un impact décisif sur les ventes du livre. J’irai cracher sur vos tombes se vend à 110 000 exemplaires. C’est le plus gros succès que Vian connaîtra de son vivant. Enfermé dans son canular, l’écrivain met un an avant de reconnaître qu’il est l’auteur du roman. Pour crédibiliser la figure de Sullivan, il ira même jusqu’à traduire son propre manuscrit en anglais et à publier un second livre, Les morts ont tous la même peau, dont l’intrigue repose elle aussi sur des jeux entre identités noire et blanche.

Le 28 mars 1947, l’affaire devient scandale lorsqu’un certain Edmond Rougé étrangle sa maîtresse dans un hôtel de Montparnasse. Sur sa table de chevet, un exemplaire de J’irai cracher sur vos tombes. Le fait divers renforce les convictions de Parker. En 1950, Vian écope d’une amende de 100 000 francs. J’irai cracher sur vos tombes et Les morts ont tous la même peau sont interdits. Ils le resteront jusqu’en 1973. L’affaire J’irai cracher sur vos tombes donne à Vian l’occasion d’établir une défense précise à l’encontre des accusations de pornographie dont il est victime. Or, comme le précise l’historien Martin Guiney, c’est justement en insistant sur la composante raciale du livre que la défense justifie les passages problématiques. Pour Vian, la violence ne serait ici que le reflet d’une situation raciale états-unienne insupportable, situation dont le héros de Sullivan est la première victime. Avec cette défense, mais aussi avec le contenu du livre, Vian témoigne d’une connaissance aiguë de la question raciale aux États-Unis et d’une conscience des méfaits du racisme qui contraste largement avec sa réputation de simple amuseur apolitique.

Pour l’écrivain afro-américain James Baldwin, J’irai cracher sur vos tombes, malgré ses clichés de grosses voitures et de lycéennes en socquettes, rend compte de la surprenante sensibilité de son auteur. Selon Baldwin, cette sensibilité empreinte de douleur et de rage que Vian découvre « dans les romans de Faulkner, de Richard Wright ou de Chester Himes   », il est également à même « de l’entendre dans la musique ». Depuis la guerre, Vian est un fanatique de jazz. Zazou puis prince des caves de Saint-Germain-des-prés, il joue de la trompette et fréquente les musiciens afro-américains venus s’installer en France pour fuir la ségrégation. Comme ses comparses Simone de Beauvoir ou Jean-Paul Sartre (lequel rédigea lui aussi, en 1946, un écrit « afro-américain », la Putain respectueuse ), Vian est fasciné par les Noirs des États-Unis. Mais cette admiration ne résulte pas uniquement d’une empathie quant aux positionnements politiques des Noirs, à la fois premières victimes et résistance la plus forte à l’hégémonie américaine. Pour lui, l’idylle est aussi musicale, tout en jazz. « Dans la vie, dira Vian en amorce de l’Écume des jours, il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid. » Dans J’irai cracher sur vos tombes, le jazz représente alors toute l’ambiguïté de la vision des relations raciales aux États-Unis imaginée par Vian. Tout au long du texte, Lee, le personnage principal, donne à son insu des indices de sa négritude. Il a «   les épaules qui tombent comme un boxeur noir   » et surtout « la voix d’un chanteur de blues ». Ses attributs physiques, son don pour la musique font de lui un être racisé, portant dans son corps même ses prétendus déterminismes raciaux. Pourtant, le livre contient également une vision plus fine des appartenances. «   Je ne suis pas né comme ça, s’exclame Lee lorsqu’on l’accuse d’être naturellement violent, je le suis devenu.   »

Dans le roman, le héros choisit d’être blanc pour mieux venger sa communauté et, en fin de compte, revendiquer sa négritude. Entre essence et choix, la race est donc affaire de négociation. Elle peut déterminer socialement des actions mais reste au cœur de constantes mises en scène. Complexes dans leur représentation de la négritude, les deux premiers romans de Sullivan furent souvent critiqués par les activistes noirs, qui leur reprochaient de valoriser une vision violente des Afro-Américains, pouvant aisément se retourner contre eux. Ce fut, par exemple, la principale charge retenue par l’écrivain martiniquais Joseph Zobel, qui, dès la sortie de J’irai cracher sur vos tombes, mit en doute le fait que Vernon Sullivan soit noir. Parfois, on reprocha aussi à Vian son sexisme et son manque de considération des liens entre la situation raciale qu’il dénonce aux États-Unis et celle des colonisés de l’empire français. À maintes reprises, Vian minimisera la portée de ses œuvres signées Sullivan. Pastiche, canular, J’irai cracher sur vos tombes ne mériterait pas, « littéralement parlant, que l’on s’y attarde   ». Pourtant, à leur lecture, les deux premiers livres de Sullivan présentent un témoignage passionnant des préoccupations politiques de leur auteur et de sa capacité à inventer une Amérique pleine de clichés pour mieux y dénoncer les inégalités et la discrimination. Un tour de force troublant pour un auteur qui n’a jamais mis les pieds aux États-Unis.

Littérature
Temps de lecture : 7 minutes