L’eau de rose, filon juteux

Au cinéma comme dans l’édition, les industries culturelles surfent sur le fantasme toujours « bankable » du grand amour.

Pauline Graulle  • 22 juillet 2015 abonné·es
L’eau de rose, filon juteux
© Photo : SHREK (2001, Andrew Adamson et Vicky Jenson, avec Mike Myers et Eddie Murphy) Quand Shrek, premier prince charmant d’Hollywood qui rote et qui pète, rencontre Fiona, il tire la prisonnière de son lit et l’embarque en cavale. Ça n’est qu’au coucher du soleil, quand le sort s’évanouit et que la princesse redevient une ogresse, qu’il la regarde vraiment. Photo12/AFP

Ah, l’amour, cet indémodable ! Coup de foudre inattendu, baiser langoureux sous une pluie battante, happy end en robe meringue… Pourtant malmené dans le réel – quand on vit centenaire, « l’amour toujours » perd un rien de son charme ! –, le mythe de l’amour « avec un grand A » tient toujours le haut de l’affiche. Au cinéma, sur le petit écran ou en littérature, partout, il continue de séduire un public jamais rassasié. Et, preuve que dans l’imaginaire collectif il n’a pas pris une ride, il continue de nourrir une industrie culturelle qui sait mieux que personne que l’amour – et ses infinis tourments – est un filon qui rapporte. Premier bénéficiaire de la martingale, le roman sentimental. Malgré une légère baisse de régime, les éditions Harlequin restent un des leaders du marché en n’ayant pas changé d’un iota la trame narrative qui a fait leur incroyable succès il y a près d’un demi-siècle.

Six mois sans sexe ? Une ineptie dans une société hypersexualisée, au risque de faire passer les réfractaires pour de furieux masochistes. Sauf que ça n’est pas tant le sexe qui s’affiche partout que son simulacre. À l’exception des abstinents volontaires, la tendance no sex relève rarement d’un choix. C’est plutôt la résultante d’une situation qui conduit certains à se passer de sexe pendant une période. Le plus souvent, c’est la conséquence d’une peur, explique David Fontaine dans Avec ou sans sexe, un livre où il a recueilli le témoignage de six hommes et six femmes âgés de 30 à 39 ans ayant passé six mois ou plus sans sexe. Pourquoi six mois ? Parce que c’est la durée à partir de laquelle le fait de ne plus avoir de relation sexuelle commence à inquiéter. Peur de l’engagement après une rupture amoureuse douloureuse ; crise d’identité et de confiance d’hommes confrontés à des femmes de plus en plus diplômées et exigeantes ; peur physique et psychologique de la pénétration après des traumatismes… Pour David Fontaine, le no sex est aussi le fait d’un désenchantement post-révolution sexuelle. En gros : tout le monde n’en a pas profité. D’après un sondage Ipsos (juin 2004), 25 % des femmes et 15 % des hommes déclarent vivre dans la solitude sexuelle. Avec sans sexe , David Fontaine, Les petits matins, 184 p., 14 euros.
À ceci près : « Avant, il fallait attendre la dernière page pour le premier baiser ; aujourd’hui, les héros couchent dès le premier chapitre », relève Bruno Péquignot, socio-anthropologue ayant consacré une thèse à ces romans à l’eau de rose. Autre changement notable : l’égalité sexuelle règne désormais, les jeunes filles perdues et souvent orphelines des débuts ayant cédé la place, dans les années 1980, à des pilotes d’avion, business women et jet-setteuses… Mis à part ces adaptations minimales de la maison d’édition à l’imaginaire de ses contemporaines – certaines lectrices pouvant « lire quatre bouquins par jour », précise Bruno Péquignot, qui estime que des millions d’Harlequin s’achèteraient et s’échangeraient encore dans une économie quasi parallèle en France –, l’histoire est toujours la même : une rencontre inopinée entre une femme et un homme, Cupidon qui envoie sa flèche, et l’amour heureux au bout du chemin. « Avant Harlequin, il y avait les romans roses édités par Delly, qui se sont vendus par millions jusque dans les années 1940, mais c’était des romans très pieux, poursuit le chercheur. Ce qu’a apporté Harlequin, c’est un roman débarrassé de la morale religieuse. » Ou plutôt où la morale religieuse a laissé place à la seule morale qui vaille désormais : s’aimer d’amour… toujours.

Sous ses abords olé-olé, la nouvelle tendance littéraire « new romance » n’échappe pas à cette règle d’or. « C’est un genre où il y a plus de sexe que dans les bluettes d’Harlequin, mais la base reste l’amour, ou plutôt la difficulté de trouver quelqu’un, la complexité des relations hommes-femmes. Ça marche parce que le style “polar psycho” fait durer le suspense, et que les lectrices, souvent jeunes, retrouvent leurs propres questionnements sur l’amour », explique Hugues de Saint-Vincent, directeur d’Hugo & Cie. La petite maison d’édition détient désormais 70 % du marché juteux de la new romance en France après avoir mis la main sur le dernier phénomène littéraire en date : After, une épopée sur l’amour apparemment impossible entre un garçon instable et une jeune fille réfléchie. Écrit (sur smartphone) par une Américaine de 25 ans, le feuilleton, dont le premier volume a été publié au début de l’année, a déjà tenu en haleine un million de Français (des femmes, à 75 %) jusqu’à l’ « improbable happy end » –  dixit Hugues de Saint-Vincent – du sixième et dernier tome. Le plus incroyable succès demeure néanmoins Cinquante Nuances de Grey (Lattès, 2012), la trilogie britannique aux 100 millions d’exemplaires vendus dans le monde en seulement un an. Une histoire torride entre la jeune et belle Anastasia et le riche John Gray, qui initie l’oie blanche aux plaisirs sadomaso. Mais qui, là encore malgré les apparences, tient moins de Basic Instinct que de  Sissi Impératrice. « L’histoire d’amour […] n’est pas un prétexte à envelopper des scènes de sexe dans le papier rose bonbon du sentiment, c’est exactement le contraire : le sexe est l’emballage dans lequel se dissimule l’histoire d’amour », estime ainsi la sociologue Eva Illouz, qui a consacré un livre au best-seller.

En matière de cinéma également, Hollywood n’a encore pas trouvé mieux que la bonne vieille comédie romantique pour emporter les foules. Avec ce film canonique : Quand Harry rencontre Sally, sorti en salle en 1989, qui met en scène Billy Crystal et Meg Ryan, rejouant sans fin ce moment de la rencontre ô combien caractéristique de l’hésitation amoureuse postmoderne… « La comédie romantique moderne prend ses racines dans les “screwball comedy” des années 1930 de Franck Capra ou Howard Hawks, où un homme et une femme se séduisent sur le mode “guerre des sexes” », indique Jacky Goldberg, journaliste aux Inrockuptibles. Sauf que, depuis les années 1980 et la pacification des relations hommes-femmes, l’aspect burlesque a déserté. Et le blockbuster (plus ou moins) guimauve s’est imposé. Avec ses couples phares – toujours les mêmes, bien que pas forcément dans le même ordre : Julia Roberts et Richard Gere (Pretty Woman), Julia Roberts et Hugh Grant (Coup de foudre à Nottting Hill), Andie MacDowell et Hugh Grant (Quatre Mariages et un enterrement), Meg Ryan et Tom Hanks (Vous avez un message, Nuits blanches à Seattle)

« La règle du genre, indique Jacky Goldberg, c’est que les personnages finissent ensemble. Ensuite, la créativité réside dans le parcours conduisant au happy end.  » « Dans les séries télévisées comme au cinéma, la love story est une vraie technique de scénario, analyse quant à lui Renan Cros, universitaire et journaliste spécialisé dans la comédie. C’est une des manières les plus simples de tenir le téléspectateur en haleine. » Même parées d’un vernis un peu provoc’, peu de sitcoms s’éloignent donc du scénario attendu. Sex and The City, série trash sur les frasques sexuelles de quatre célibataires branchées new-yorkaises ? Du moins jusqu’à la sixième saison, qui voit l’impertinente Carrie Bradshaw se ranger des voitures aux côtés du fuyant et convoité « Big » – avec mariage froufrouteux à l’arrivée… Friends, la série des années 1990 qui a osé remplacer l’amour par l’amitié ? « En fait non ! C’est une comédie romantique déguisée, elle gravite autour du conte de fées entre Ross et Rachel », pointe également le chercheur, soulignant combien les « valeurs conservatrices du grand amour » continuent d’avoir le vent en poupe. Et gare au scénariste qui essaiera de prendre la tangente : « La fin de la série “ How I Met Your Mother”, où le narrateur révèle qu’en vérité son big love n’a pas été la mère de ses enfants mais la meilleure copine de sa femme, a suscité les quolibets des téléspectateurs », explique Ronan Cros. À tel point que les créateurs ont dû faire des excuses publiques.

Évidemment, tout n’est pas si monolithique. « Les choses évoluent un peu, notamment parce qu’il faut bien ouvrir le marché de la comédie romantique (qui s’adresse majoritairement aux femmes) aux hommes », explique Jacky Goldberg. Signe des temps, une nouvelle figure a fait son apparition dans la romance traditionnelle : l’ex. Voir la série New Girl, où Zooey Deschanel doit apprendre à vivre avec son ancien amour, toujours colocataire. Renan Cros cite aussi Man Seeking Woman, une série pas encore sortie en France et qui cartonne aux États-Unis bien qu’elle ait pour objet le cauchemar du couple. Très loin donc, des contes de fées de notre enfance. D’ailleurs ceux-ci ont un peu changé. Shrek est le premier prince charmant de l’industrie hollywoodienne qui rote et qui pète – mais un prince charmant quand même. Quant à la rousse et ronde Mérida du Rebelle de Pixar (2012), elle a entraîné une vraie révolution dans le monde merveilleux de Disney. Contrairement à ses copines princesses, Mulan, Blanche-Neige ou Cendrillon, elle ne finit dans les bras de personne. Et, paraît-il, ne s’en porte pas plus mal.

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L'Amour au temps du libéralisme
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