« Cemetery of Splendour », d’Apichatpong Weerasethakul : Le sous-sol de nos existences

Dans Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerasethakul met en scène des soldats dont le sommeil prolongé est hanté par un passé tumultueux. Un film où la poésie élargit les sens et le monde.

Christophe Kantcheff  • 2 septembre 2015 abonné·es
« Cemetery of Splendour », d’Apichatpong Weerasethakul : Le sous-sol de nos existences
Cemetery of Splendour , Apichatpong Weerasethakul, 2 h 02
© DR

Cemetery of Splendour s’ouvre sur l’image d’une pelleteuse creusant dans un terrain qui jouxte le lieu principal du film, une ancienne école récemment transformée en hôpital. Creuser des trous, retourner la terre, faire ressurgir le passé : la symbolique est forte et épouse le thème que le film va développer. Chez Apichatpong Weerasethakul, Palme d’or à Cannes en 2010 pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, la chaîne du temps n’est jamais rompue, segmentée, et il est toujours possible, par la voie de chamans et du bouddhisme, d’en révéler la partie enfouie – la plus importante. Mais l’image elle-même de la pelleteuse, outil massif et rugueux, n’est pas innocente. Elle montre que ce cinéma où les esprits sont si présents est aussi matérialiste. Ancré dans un réel, ici celui de la région d’Isan, dans le nord-est de la Thaïlande, où a grandi le cinéaste ; et lié aux éléments, à l’eau, à la nourriture, au biologique et aux sécrétions du corps.

Dans le petit hôpital de fortune ont été installés des soldats plongés dans un sommeil prolongé, dont ils se réveillent par intermittence et pour une courte durée. Ils sont atteints d’un mal médicalement inexpliqué. On essaie de les soulager grâce à des machines qui rendent le sommeil et les rêves paisibles. Celles-ci diffusent, au moyen de lampes fuselées, une lumière enveloppante aux couleurs changeantes. Les moments où le film se teinte entièrement de ces jaune, vert ou orange doux et fluorescents sont d’une beauté « apichatpongienne », c’est-à-dire évidente et puissante. Comme sur les personnages, ils ont aussi sur le spectateur une vertu apaisante, témoignage de l’attention que le cinéaste porte à celui-ci. Jenjira vient à l’hôpital s’occuper de l’un des jeunes soldats, Itt (Banlop Lomnoi), qu’elle va vite considérer comme « son nouveau fils ». Jenjira, interprétée par Jenjira Pongpas Widner, déjà vue dans le premier film d’Apichatpong Weerasethakul, Blissfully Yours, et ses œuvres suivantes, est un personnage étonnant. Avec son pied-bot et son mari américain rencontré par Internet, cette femme mûre sort du commun. Il émane d’elle de la générosité, de l’amour et une sensualité qu’elle exprime en termes crus et prosaïques, comme lorsqu’elle respire une crème dont elle dit que celle-ci « sent le foutre »  ; elle ajoute : « Mes seins se retendent. » Quand Itt se réveille pour la première fois, Jenjira est en train de l’enduire d’un baume sur presque tout le corps, sur son ventre dévêtu et sur le haut de ses cuisses, d’une main caressante.

À Jenjira, sont apparues en chair et en os deux déesses d’un sanctuaire, qui goûtent avec elle des longkong, des fruits rares : « Le nectar de la tentation doit avoir un goût approchant », disent-elles. Puis elles expliquent à Jenjira que l’hôpital se situe sur l’emplacement d’un ancestral cimetière où on enterrait les rois. Ceux-ci persistent à se faire la guerre en puisant leur énergie dans celle des soldats. C’est pourquoi ces derniers risquent de ne jamais sortir de leur maladie du sommeil. Cette histoire fantastique et mythologique peut être vue aussi comme une métaphore de l’histoire récente de la Thaïlande, secouée par des guerres et la violence de l’État, qui rendent les habitants dociles. Dans les restes de la vieille école qui a précédé l’hôpital, traîne une affichette, avec cette sentence : « Parmi les humains, les plus intelligents sont ceux qui sont disciplinés. » Sans exagérer la dimension politique de Cemetery of Splendour, il y plane l’idée d’une « révélation » sous les apparences, comme s’il y avait une autre façon de voir les choses, sans doute plus lucide, qui permet d’atteindre ce qui n’est pas perceptible à l’œil nu. Jenjira a ainsi sympathisé avec une jeune médium, Keng (Jarinpattra Rueangram), capable de se mettre en contact avec les personnes assassinées, dont on dit qu’elle a refusé une proposition du FBI par esprit patriotique – l’ironie n’est pas non plus absente du film. Elle communique avec l’esprit des soldats et incorpore même celui d’Itt, faisant visiter à Jenjira un palais ancestral invisible en lieu et place d’une forêt. Cemetery of Splendour est incontestablement un film de visions, mêlant une poésie visuelle (comme cette apparition dans le ciel d’une créature aquatique) engendrant des pluralités de sens et l’interpénétration de mondes, l’abolition des frontières entre le passé et le présent, les songes et la réalité. Il interroge aussi le sous-sol de nos existences, aussi bien notre histoire que notre inconscient, nos aveuglements que nos pressentiments. Peut-être pour que nous puissions déterrer des merveilles. Le film d’Apichatpong Weerasethakul, quoi qu’il en soit, en est une, juste devant nous.

Cinéma
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