Frédéric Lordon : « L’impossibilité d’un autre euro entre dans les esprits »

L’économiste Frédéric Lordon défend une sortie de l’euro qui bouleverserait le système bancaire et s’attaquerait au capitalisme.

Thierry Brun  • 9 septembre 2015 abonné·es
Frédéric Lordon : « L’impossibilité d’un autre euro entre dans les esprits »
Frédéric Lordon est directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique.
© Bicanski/Getty Images/AFP

Frédéric Lordon fait le point sur les positions de la gauche radicale européenne après la signature de l’accord du 13 juillet par Alexis Tsipras, et revient sur la question de la souveraineté [^2].

Pour la gauche radicale européenne, le choc de l’accord du 13 juillet signé par Alexis Tsipras a été rude, au point qu’un débat a été lancé autour d’un sommet du plan B. N’est-il pas un peu tardif ?

Frédéric Lordon : Un dicton populaire bien connu répond idéalement à votre question : mieux vaut tard que jamais ! Ce dessillement tardif relève d’une terrible carence d’abstraction : certaines personnes avaient besoin d’aller au bout de la catastrophe concrète pour entendre enfin ce qui leur était dit sur un mode abstrait. Il leur a fallu le spectacle du réel catastrophique pour réaliser l’ampleur de la catastrophe qui leur était dessinée en idées – dont on vérifie ici plus que jamais la tragique absence de force intrinsèque. Bref, il aura fallu le désastre Tsipras en grandeur nature pour que l’impossibilité d’un « autre euro » commence à entrer doucement dans les esprits… Pendant tout ce temps de lente maturation intellectuelle, ce sont les peuples qui continuent de payer la note. La gauche a perdu cinq ans. C’est ainsi. On ne va pas rester non plus à pleurer sur le lait renversé. Une initiative se présente qui, en tout cas sur le papier, a tout d’une rupture stratégique.

Les termes de ce débat sur un plan B vous semblent-ils nécessaires et suffisants ?

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on manque pour l’heure de détails. Si bien qu’on peut à bon droit demeurer méfiant. Ou du moins en attente de confirmation de la réalité de cette nouvelle intention stratégique.

La sortie de l’euro est un sujet de débat dans d’autres pays où se préparent des élections. N’est-ce pas le constat d’une décomposition de la monnaie unique ?

Malheureusement, je ne vois pas la sortie de l’euro occuper vraiment le débat électoral espagnol. Qui la porterait ? Podemos ? Certainement pas. Nous avons affaire, avec Podemos, à un cas rare d’illusion appelée à crever avant même de parvenir au gouvernement (s’il y parvient). Car les déclarations d’Iglesias ne laissent aucun doute : pas un instant n’est envisagé sérieusement d’ouvrir un conflit dur avec l’Union, ni encore moins de sortir de l’euro. C’est même l’exact contraire qui est dit, et très explicitement. Trois mois avant les élections, Podemos théorise par anticipation sa propre normalisation. Et l’on entend Pablo Iglesias avertir de tout ce qu’il ne pourra pas faire : « No Podemos » … Là où, au minimum, on pourra créditer Tsipras d’avoir essayé, fût-ce selon une stratégie vouée à l’échec dès le premier jour, Podemos n’essayera même pas. Contrairement à ceux qui voient en Podemos une lumière d’espoir pour les gauches européennes, je crois exactement l’inverse : c’est par les gauches européennes enfin réarmées autour de la sortie de l’euro que Podemos retrouvera éventuellement un peu du tranchant que son obsession de la victoire électorale à tout prix lui a, assez logiquement, fait perdre. Et le point de départ de cette reconquête, c’est sans doute Unité populaire en Grèce.

On vous reproche de tomber dans le piège du souverainisme quand vous abordez la question de la sortie de l’euro comme plan B. Que répondez-vous ?

Je me demande toujours s’il est vraiment utile de répondre à des interventions où la carence conceptuelle le dispute à une malhonnêteté intellectuelle que rien n’arrête et à une réalisation presque pure des tares de ce que j’appelle le posturalisme : engranger les bénéfices des postures avantageuses et ne surtout pas tenter de réfléchir – il est vrai que ceci demande de lire et, pis !, de comprendre ce qu’on lit, c’est tout de même beaucoup d’efforts… « Souveraineté » est le nom du décider-ensemble. Si quiconque voit sous quel principe alternatif concevoir la politique, j’attends qu’il me le dise. Nous sommes donc tous nécessairement souverainistes et, telle que je l’ai définie, la souveraineté est un principe politique indépassable. La question, par conséquent, n’est pas celle de la souveraineté, c’est celle de ses formes et de ses contours. Question de la forme : comment la souveraineté s’organise-t-elle ? Réponse : comme une architectonique. Elle se distribue à une multiplicité hiérarchisée de niveaux. Plus on en laisse aux niveaux du bas, mieux on se porte, car on sait que l’absorption de la totalité de la vie sociale en l’État est une calamité à tous les titres. Mais cette architectonique n’en connaît pas moins un point de totalisation qui est celui de la communauté politique – on peine à devoir rappeler de pareilles trivialités mais, par exemple, ce ne sont pas les communes qui vont traiter de la question de l’euro, c’est la communauté politique de rang supérieur.

Sur quel périmètre le principe de souveraineté est-il réalisable ?

C’est en effet la question des contours. La réponse de l’histoire est : variable. Les États-nations présents ne donnent que l’état actuel de la réponse. Seul le demeuré ne parvient pas à comprendre le concept de « nation » autrement qu’en montrant sur la carte le contour présent d’une frontière. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, il n’est pas capable de percevoir que l’Europe politique de ses rêves, si elle voyait le jour, ne serait pas autre chose qu’une nouvelle réalisation historique du principe stato-national – juste en plus grand (et sous une forme « nouvelle », fédérale, ce qui est ici, conceptuellement, une différence seconde)… De la même manière que la Bavière, la Prusse et la Thuringe du XIXe siècle étaient des nations, qui se sont dépassées pour s’unir en l’Allemagne, qui est encore une nation, enfin il me semble. Si on veut le dépassement radical du principe national, c’est-à-dire de la fragmentation du monde en ensembles politiques distincts, il faut tenir la ligne non pas de l’internationalisme (qui, au passage, dit exactement le contraire : inter-nationalisme, c’est qu’il se passe quelque chose « entre » les nations), mais du post-nationalisme. C’est-à-dire de l’humanité totalement unifiée. Si c’est ça, il faut le dire, et puis indiquer quelle forme politique positive pourrait recevoir ce nouvel état du monde. Tant qu’on ne l’a pas fait, on se contente de faire l’intéressant : on prend des postures.

Un État-nation européen, quelle qu’en soit la forme, serait-il possible ?

Rien n’exclut, en principe, le dépassement des États-nations présents pour former une authentique communauté politique, puisque l’histoire nous a déjà abondamment montré que pouvaient se former des peuples de peuples. Mais ici, concrètement ? Nos universalistes de la chaire sont très au-dessus du concret, ils pensent qu’il leur suffit de dire « il faut », depuis leur position de magistère moral, pour qu’il soit. Malheureusement, la formation des communautés politiques répond à des conditions de possibilité dont la satisfaction est tout à fait contingente : c’est que faire tenir ensemble des hétérogénéités est une entreprise délicate – comme s’en aperçoivent d’ailleurs bon nombre de pays européens travaillés par le séparatisme (écossais, catalan, flamand, etc.). Or, il y a actuellement en Europe, et pour encore un certain temps, une idiosyncrasie monétaire, l’Allemagne, qui a mis tous les autres pays face à l’alternative de se plier entièrement à elle ou bien rien. Les Grecs, mais aussi les Portugais, les Espagnols et bien d’autres, expérimentent la violence de ce pliage. Que certains soient tentés de s’y soustraire, je ne vois pas comment on pourrait s’en étonner – à part les prêtres de l’internationalisme abstrait, mais qui voient l’austérité de très loin.

Que pensez-vous de la voie proposée par Jacques Sapir, qui a lancé un appel à une alliance des partis anti-euro jusqu’au FN ?

C’est une double catastrophe. Une catastrophe tactique. Car il faut n’avoir aucun sens politique pour ne pas voir que ce genre de propos concentre à peu près tout ce qu’attendent les européistes fanatiques qui, par ailleurs, n’ont plus aucun autre argument que de renvoyer au FN pour continuer de défendre l’indéfendable, leur eurozone chérie. Comment mieux détruire le déjà si difficile débat sur la sortie de l’euro qu’en servant à tous ces gens une bonne grosse louche, bien épaisse, de FN… Mais c’est surtout une catastrophe de principe, et je dirais même une catastrophe d’époque. Car c’est bien le genre de proposition qui accroît le brouillage de la différence droite-gauche, dont seule l’extrême droite a toujours profité. Il y a là, sous couleur de « front tactique » ou je ne sais quoi, une vacillation, une confusion, et même une perdition, qui sont le signe caractéristique, et extrêmement inquiétant, d’une période de grand dérèglement.

[^2]: Lire la Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique , Frédéric Lordon, Les Liens qui libèrent, 2014.

Publié dans le dossier
Quel plan B pour changer l'Europe ?
Temps de lecture : 8 minutes