Toni Morrison, l’expérience du corps noir

Toni Morrison publie Délivrances, un roman percutant sur les États-Unis, le racisme quotidien et la violence physique.

Pauline Guedj  • 2 septembre 2015 abonné·es
Toni Morrison, l’expérience du corps noir
Délivrances , Toni Morrison, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière, Christian Bourgois éditeur, 180 p., 18 euros.
© KOVARIK/AFP

Cet été, l’actualité littéraire américaine a été marquée par la sortie du livre du journaliste afro-américain Ta-Nehisi Coates, Between the World and Me [^2], un livre qui démontre comment le racisme est avant tout une histoire d’agression physique. Best-seller, l’essai a été salué, dès sa parution, comme le premier livre analysant en profondeur l’Amérique post-Ferguson. Parmi les admirateurs de Coates, l’écrivaine Toni Morrison, 84 ans, prix Nobel de littérature, qui n’hésite pas à le comparer à James Baldwin.

Toni Morrison entretient avec Coates quelques similarités. Comme lui, l’écrivaine a choisi d’écrire pour dénoncer l’expérience du racisme au quotidien. Comme Coates, elle a vécu, jeune adulte, une expérience transformatrice sur les bancs de l’université noire d’Howard, à Washington, où, pour la première fois, elle dit s’être sentie en sécurité dans sa négritude. Enfin, Toni Morrison, bien avant Coates, a produit une analyse des corps comme objets cristallisant l’expérience du racisme aux États-Unis. Toute l’œuvre de Morrison est emplie de ces corps souffrant, rêvant, cherchant la transformation. De Pecola, héroïne de l’Œil le plus bleu, une petite fille noire violée par son père qui rêve des yeux de Shirley Temple, à la mère de Beloved, qui préfère tuer sa fille plutôt que de la laisser vivre esclave, en passant par les corps dansants de Jazz, tous ses personnages sont des êtres incarnés qui vivent la puissance de l’oppression dans leur chair et leur peau.

Le dernier roman de Toni Morrison, le très beau Délivrances, n’échappe pas à cette règle. Ici encore, tout est une question de corps. Celui de Bride, d’abord, une jeune femme née avec la peau trop noire, rejetée par sa mère au teint clair. Enfant, Bride essaie d’attirer l’attention de sa génitrice, d’établir avec elle un contact physique. Elle l’énerve, l’agace, dans l’unique espoir d’être touchée, quitte à ce que le geste provoqué soit une gifle. Adulte, la jeune femme prend sa revanche. Elle travaille son style avec un coach, choisit des vêtements d’apparat et prend la tête d’une entreprise de cosmétique. Elle est belle, désirable, influente. Le livre suit son parcours, un périple au cours duquel, l’espace d’un instant, Bride retrouvera son corps d’enfant. Le corps de Brooklyn, ensuite, amie et collègue de Bride, femme blanche carriériste aux longues dreadlocks blondes. Celui de Sofia, accusée d’avoir molesté des enfants, dont la violence physique et les larmes finiront par exploser. Le corps de Booker, seul personnage masculin, qui, pour garder en mémoire le viol et la mort de son frère, porte sur l’épaule un tatouage rouge. Le corps de Rain, enfin, petite fille aux yeux verts, à la chair souillée par les abus et la prostitution.

Dans Délivrances, tous ces corps s’expriment tour à tour, devenant narrateurs et personnages. La forme du livre, les mots de Toni Morrison, pleins d’ellipses et de sous-entendus, rendent compte de la versatilité de leur expérience et de la nécessité de multiplier les regards pour mieux les saisir. Objets d’un ordre racial que Morrison aime à décrire comme «  non statique  », ils sont des matières qui constamment se réinventent et se jouent des règles sociales. Tantôt victimes, tantôt résistants, les personnages de Morrison sont les créatures d’une Amérique meurtrie, qui n’en a fini ni avec sa violence fondatrice ni avec ses inégalités endémiques. Tragique, ludique, optimiste, Délivrances est une fresque lucide. Un roman percutant et bouleversant.

[^2]: Between the World and Me , Ta-Nehisi Coates, Spiegel and Grau, 176 p., 15 dollars.

Littérature
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