«Gagner ou Mourir» : Podemos et les leçons politiques de Game of Thrones

TRIBUNE. L’analyse de Pablo Iglesias sur cette série télé à succès nous oblige à remettre en question nos schémas de pensée et habitudes militantes, explique Tatiana Jarzabek, secrétaire nationale du PG.

Tatiana Jarzabek  • 9 octobre 2015
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«Gagner ou Mourir» : Podemos et les leçons politiques de Game of Thrones
© **Photo:** ARCHIVES DU 7EME ART / PHOTO12 (Game of Thrones, saison 3, épisode 6. Une série HBO)

Qu’est-ce que le pouvoir ? Est-il un leurre ou une réalité? Faut-il être nécessairement bon pour faire le bien ? Quand les vieux cadres politiques s’effondrent, quand l’hiver vient, tous les coups sont-ils permis pour accéder au Trône de Fer ?

Game of Thrones nous offre des éléments de réponse à toutes ces questions, pour peu qu’on sache en tirer les leçons. Des leçons de politique en partant de situations dans lesquelles s’inscrivent les personnages de Game of Thrones , c’est ce que Pablo Iglesias, dirigeant du parti espagnol Podemos, nous propose dans son livre Les Leçons Politiques de Game of Thrones [^2].

Tatiana Jarzabek est secrétaire nationale du Parti de gauche aux médias - nouvelles formes de communication. Elle a traduit en français Les Leçons politiques de Game of Thrones (Post-Editions).

Si la question de la pertinence, pour un dirigeant politique de premier plan comme Pablo Iglesias, d’écrire sur une série à (grand) succès se pose à juste titre, celle de savoir ce qui en justifie une traduction en français aussi. Vous ne trouverez dans ce livre ni analyse du succès de la série, ni explication de celui de Podemos. C’est pourtant un exemple concret de ce qui fait de Podemos un parti qui révolutionne totalement la politique, un élément palpable de sa stratégie de conquête du pouvoir. Depuis le début de la crise, depuis la disparition de la stabilité politique avec la mort de Robert Baratheon, le Trône de Fer est de nouveau l’objet de contentieux profonds entre ceux qui aspirent à s’y asseoir : en d’autres termes, le champ politique est en pleine redéfinition, à Westeros comme en Europe.

Nul doute qu’en tant que dirigeant politique de gauche, Pablo Iglesias aurait pu contenter ses camarades en éditant un livre pointu d’analyse marxiste de la crise ou un ouvrage présentant les solutions proposées par Podemos pour en sortir. Mais Podemos ne révolutionne pas le paysage politique en faisant comme la gauche a toujours fait. Podemos ne cherche pas à occuper une seigneurie locale dans l’un des royaumes mais à prendre le pouvoir pour renverser la table, à redéfinir l’échiquier politique pour y faire entrer le peuple. Pablo Iglesias ne s’adresse pas qu’à son public de militants. Pablo Iglesias parle aux gens. Et il leur parle en partant de références qu’ils ont. Quoi de mieux qu’une série dont tout le monde a au moins entendu parler, qui a battu tous les records de téléchargement depuis la naissance d’Internet pour reconnecter les gens avec un sujet dont ils se détournent (la politique) ? Les raisons pour lesquelles ce livre est indispensable sont les mêmes ici que de l’autre côté des Pyrénées.

Il ne s’agit pas de livrer une analyse détaillée des aspects filmiques de la série ni de trouver les raisons de son succès, mais d’étudier l’objet qui en est le coeur, en partant des situations qu’elle nous présente : le pouvoir, les stratégies de sa conquête, les conditions pour le garder.

Ce livre parle donc de politique. On y verra Littlefinger et Lord Varys confronter le point de vue libéral du self-made man et l’intérêt général de l’homme d’Etat. On trouvera, dans les disputes entre Ned Stark et Robert Baratheon, de profondes réflexions autour de la raison d’Etat. On y posera la question de savoir ce qui fait la légitimité politique de Daenerys Targaryen et l’illégitimité de Joffrey Baratheon. Les concepts philosophiques de diverses traditions historiques et politiques y sont associés à des situations concrètes tirées de la série. Machiavel, Hobbes et même Carl Schmitt s’incarnent dans les différents acteurs du champ politique de Westeros et parlent à tour de rôle par leur bouche, et le livre montre habilement les limites de chacune des stratégies, sans hiérarchie entre les philosophes ni jugement de valeur personnel à l’égard des différents personnages. Ici, l’on s’occupe de savoir qui a le pouvoir, de comment et pour quelles raisons ils parviennent à le conserver, pas de la moralité de leurs comportements individuels.

La tête de Ned Stark roulant sur le carrelage du Sept de Baelor renferme bien plus qu’un simple choix narratif vendeur ; elle contient une série de questions sur la place de l’honneur et de la morale personnelle en politique. La mort de Ned Stark nous apprend qu’en politique il ne sert à rien d’être un homme bon si l’on ne sait pas faire le bien. Si l’on n’est pas prêt, comme nous l’enseigne Machiavel, à infliger un moindre mal pour éviter des maux plus grands encore, à se salir soi-même les mains pour sauver le collectif, si l’on fait de la politique sans véritable volonté de s’asseoir sur le Trône de Fer, alors peut-être vaut-il mieux ne pas faire de politique du tout. Après tout, « quand on joue au jeu des trônes, soit l’on gagne, soit l’on meurt ». Et Ned Stark, tout honorable et bon qu’il était, est mort, et sa sortie du champ politique laisse aux Lannister tout le loisir d’exercer le pouvoir pour leur propre intérêt.

Loin de la démagogie ou de l’intérêt feint pour un objet de la culture populaire , cet ouvrage diffère de toutes les publications d’hommes et de femmes politiques de notre époque en ce sens qu’il est coordonné et en partie écrit par un homme qui est aussi un grand fan de Game of Thrones . C’est sans doute la raison pour laquelle on peut aussi le lire sans faire de politique. On n’y trouvera ni prêchi-prêcha idéologique, ni prétexte à faire passer un programme politique, ni exercice d’auto-contemplation d’un homme qui a pourtant changé le visage de la politique européenne, mais une analyse à la fois objective et réaliste sur les dynamiques de pouvoir qui régissent Westeros, et qui renvoient à celles que notre propre monde produit. Il nous oblige, nous militants politiques, à remettre en question nos schémas de pensée, nos habitudes militantes, nos manières de parler, nos éléments de langage ; il force à la connexion avec le réel, parce que changer le monde implique de partir de celui qui existe, et non d’une réalité militante fantasmée ; cela implique, comme le dit Pablo Iglesias, de « rêver, mais en prenant nos rêves très au sérieux ».

Certains qui n’ont pas vu la série y verront qu’il n’est nul besoin d’en maîtriser toutes les références pour comprendre un concept, car la série y est citée à titre d’exemple dont on peut tirer des règles générales. Les militants y apprendront à dissocier l’idéologie des moyens à se donner pour la conquête du pouvoir.

Parce que l’histoire est en train de s’accélérer , chez nous comme à Westeros, « l’hiver vient ». Et pour que les grands gagnants de la bataille issue de l’effondrement du paysage politique ne soient pas les marcheurs blancs (qu’ils représentent les hommes en noir du FMI, l’extrême-droite ou le dérèglement climatique), il va falloir comprendre les mécanismes qui régissent cette impitoyable arène qu’est la lutte pour le pouvoir : avoir raison ne suffit pas ; il faut aussi savoir renverser le rapport de forces en sa faveur, pour pouvoir espérer broyer la roue du pouvoir qui tourne, plaçant des hommes et femmes politiques interchangeables tout en haut à tour de rôle, en écrasant tous ceux qui se trouvent en-dessous. Au-delà de son contenu factuel ou théorique dont nous avons tous quelque chose à apprendre, c’est l’existence de ce livre qui est, en soi, une leçon de politique.

[^2]: Les Leçons politiques de Game of Thrones , Podemos, sous la directions de Pablo Iglesias, Post-Editions, 304 pages, 21 €.

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