Ce petit degré qui change tout

La vraie question est de savoir si notre monde va affronter le défi climatique sans rien changer à son ordre social.

Denis Sieffert  • 2 décembre 2015 abonné·es

Une sorte de malédiction plane sur l’écologie. En politique, il y a toujours un problème plus urgent à régler que le sort de la planète. La conférence sur le climat, qui s’est ouverte lundi à Paris, n’a pas échappé à la règle. On ne peut même pas en vouloir aux chefs d’État de s’être montrés bien plus préoccupés par la situation en Syrie que par les méfaits du protoxyde d’azote. La chose était d’autant plus inévitable que nous sommes dans une ville encore meurtrie par les attentats du 13 novembre. Et après tout les « sherpas », ces conseillers porteurs de dossiers, sont payés pour penser à leur place le monde de 2030 ou 2050 . Si au moins nos chefs d’État pensaient bien le monde d’aujourd’hui, s’ils parvenaient à régler la crise syrienne, on pourrait dire que la COP 21 n’aurait pas été inutile. On en doute hélas. Mais le plus fâcheux dans cette histoire, ce n’est pas que l’actualité immédiate se soit invitée à la conférence sur le climat, c’est qu’elle en a indirectement affaibli la portée.

Devoir penser le temps long ** de l’histoire sous un régime dénommé « état d’urgence » est d’une cruelle ironie. Entendons-nous bien, ce n’est pas qu’un dispositif sécuritaire ait été mis en place qui heurte les consciences, c’est qu’il ait été étiré à l’extrême, et avec zèle. C’est que le râteau de MM. Valls et Cazeneuve ait ratissé si large qu’il nous a fait basculer dans un autre genre de société dont nous avions perdu le souvenir depuis la guerre d’Algérie. En quelques jours, un sombre triptyque s’est installé : moins manifester, moins critiquer, et pour finir, moins penser. Il n’est question que d’assignations à résidence et de perquisitions – le Comité contre l’islamophobie en a recensé mille huit cents – conduites avec la délicatesse que l’on imagine. Les militants écologistes n’ont pas été épargnés, jusqu’aux plus débonnaires, tous virtuellement coupables. François Hollande lui-même a sans doute éprouvé le ridicule de la situation lorsqu’il a décidé de recevoir à l’Élysée des responsables associatifs victimes de cette hystérie sécuritaire. À moins qu’il s’agisse de l’éternel partage des tâches avec son Premier ministre. Mais cette ambiance entretenue à souhait n’est pas sans préjudice pour la lutte contre le réchauffement climatique. La société civile a été entravée au moment où sa mobilisation est le plus indispensable. Fâcheux. Car, ne nous berçons pas d’illusions : à supposer que, le 11 décembre, la meilleure des résolutions sorte de la conférence, tout ne sera pas dit. Ce serait prêter beaucoup de pouvoir aux dirigeants de la planète que de les croire capables d’affronter des lobbys surpuissants, à supposer même qu’ils n’en soient pas les jouets. Voyez ce pauvre Obama, face à un Congrès peuplé d’écolos façon Donald Trump. Et ici même, en France, ce n’est pas parce que nos « climato-sceptiques » se font plus discrets dans les médias qu’ils ont cessé d’agir dans l’ombre des lieux de pouvoir. Ceux-là se moquent comme d’une guigne de la fonte de la cryosphère, des pénuries d’eau en Afrique, de l’engloutissement programmé du Vanuatu et du Bangladesh, et des millions d’âmes promises à la famine et à l’errance.

Nos invitations à une « prise de conscience » ne risquent pas de les émouvoir. Ce sont des forces sociales qui sont en cause. C’est la jouissance immédiate des profits pour quelques-uns, au mépris de l’avenir de tous. C’est aujourd’hui contre demain. La philosophie même du capitalisme ! Cette bataille titanesque ne peut être gagnée uniquement à coups de conférences internationales. Ce petit degré de réchauffement qu’il faut empêcher pose en vérité toutes les questions du monde. Je ne sais pas si le mot « décroissance » est le bon, mais c’est évidemment dans cette direction qu’il faut aller. Moins de gaz à effet de serre, c’est forcément moins d’énergie consommée. Ce n’est sûrement pas Notre-Dame-des-Landes ou la Ferme des mille vaches. C’est moins de bagnoles, une relocalisation de la production et de la consommation. C’est penser un monde sans pétrole. On imagine le basculement économique que cela signifie. C’est imposer à l’Arabie saoudite de rentrer dans la modernité. C’est bousculer les fortunes édifiées à partir du pétrole, de la pétrochimie. C’est amener une partie de la société américaine à renoncer à son mode de vie.

On se souvient de la phrase de George Bush père : « Le mode de vie des Américains n’est pas négociable. » Obama ne le dit plus, mais d’autres, plus influents, le pensent encore très fort. La vraie question est donc de savoir si notre monde va affronter le défi climatique sans rien changer à son ordre social. Alors, ce sont les pays pauvres, et les pauvres de nos pays qui en subiront les effets les plus immédiats et les plus cruels. Ou si cette transformation passera par un autre partage des richesses, et pas mal de ruptures et fractures. Voilà le défi des jeunes générations. Tout ça, me direz-vous, nous éloigne des régionales. Au fond, pas tant que ça. Souhaitons que ceux des candidats qui sont capables de penser l’avenir au croisement de l’écologie et du social tirent leurs marrons du feu. Mais l’ambiance leur est peu favorable. C’est le moins que l’on puisse dire.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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