Jean Echenoz : « L’intrigue est un mal nécessaire »

Après une série de livres articulés autour de personnages réels ou d’événements historiques, Jean Echenoz raconte comment il est revenu au roman d’action, ancré dans notre époque.

Christophe Kantcheff  • 6 janvier 2016 abonné·es
Jean Echenoz : « L’intrigue est un mal nécessaire »

En ces temps heurtés, commencer l’année 2016 avec un nouveau roman de Jean Echenoz, gorgé de fantaisie et d’aventure, est on ne peut plus bienvenu. Pour le dire simplement : Envoyée spéciale fait du bien. Comme de converser avec son auteur, romancier ultra-doué et archi-reconnu, pourtant toujours modeste et étranger à l’esprit de sérieux, bien que fidèle à une esthétique exigeante.

Après plus de dix ans où vous avez travaillé autour de personnages (Ravel, Zatopek, Tesla) et d’un événement (la guerre de 1914) historiques, vous revenez à la fiction. Pourquoi ?

Jean Echenoz : J’avais le désir de revenir à la fiction et à un roman dont l’action se passe aujourd’hui. La dimension romanesque n’était pas absente de mes quatre derniers livres, mais j’étais chaque fois tenu par une réalité biographique ou historique. J’étais entré dans cette espèce de « suite » après Au piano (2003) [^2], qui m’avait posé pas mal de problèmes, et j’ai eu envie de travailler sur une époque passée, ce que je n’avais jamais fait : l’entre-deux-guerres, en l’occurrence. L’idée était celle d’un roman peuplé de personnages fictifs mais où pourraient surgir des personnages réels, dont Maurice Ravel. Il n’avait au départ qu’un rôle de figurant, mais j’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur lui, pour finir par me rendre compte que son histoire était infiniment plus intéressante que mon projet initial. Et Ravel a pris toute la place. Ensuite, cette construction d’une « vie imaginaire » m’a conduit à en écrire deux autres, mais je n’ai pas voulu poursuivre dans cette forme. Puis je suis tombé sur des documents concernant la Première Guerre mondiale qui, de fil en aiguille, m’ont amené à 14. Mais mon désir était revenu d’un roman, disons, « actuel », qui se déroule dans le temps où je l’écris, et j’ai commencé à monter le projet d’ Envoyée spéciale.

Vous parlez d’un retour à notre époque et, en même temps, Envoyée spéciale s’ouvre dans une tonalité bien éloignée de notre modernité : on se trouve dans le bureau vétuste d’un général…

Oui, parce que ce décor un peu désuet, presque en noir et blanc, correspond au profil d’un personnage de type en fin de carrière, qui est encore là parce qu’on le tolère, même s’il a dans cette histoire un rôle d’organisateur. C’est un environnement qui fait presque partie de sa description physique.

C’est également un retour au genre, au roman d’espionnage ou d’action…

Peut-être cela tient-il simplement au sentiment que j’ai de venir de là. En partie de là. Le projet initial de mon premier livre s’inscrivait dans un cadre de Série noire. On était dans les années 1970, je lisais pas mal de romans policiers. C’était un temps plutôt théorique, la forme romanesque avait un statut un peu mineur, et comme je voulais, moi, faire de la fiction, le roman noir était une voie d’accès qui m’intéressait. Je continue à penser que c’est une forme de drame moderne très fertile.

Le roman de genre permet-il aussi de jeter un regard sur la réalité ?

Bien sûr, que ce soit sur les rapports humains, sur les arrière-plans sociaux, politiques, etc. Il peut permettre de tenter un portrait du monde, de certains de ses aspects. Il suppose en tout cas, dans mon travail, une part importante de repérage, de recherche et de documentation. Même si je n’utilise au bout du compte que très peu d’informations recueillies, j’ai besoin d’appuyer mon récit sur des bases réelles. Par exemple, pour la partie du roman qui se déroule en Corée du Nord, j’ai lu beaucoup de choses, des témoignages ou des essais, des récits de voyage, etc. J’ai vu quantité d’images, d’actualités filmées… J’avais pas mal de matériaux sur ce pays, mais je me suis servi d’assez peu de chose : celles qui me servaient à en inventer d’autres. Beaucoup n’avaient pas leur place dans le roman.

Comme dans plusieurs de vos romans, Paris est très présent. Plus particulièrement la ligne 2 du métro…

Paris a toujours été pour moi une machine à produire de la fiction. Les scènes du métro que vous évoquez, par exemple, ont pour origine la voix qui annonce les stations sur la ligne 2, et qui a retenu mon attention. C’est l’un des premiers petits moteurs du livre. Cela suppose de choisir deux points géographiques desservis par cette ligne, deux points qui m’intéressent : l’un du côté de Villiers, l’autre vers Ménilmontant, où je vais faire ensuite des repérages. Puis ces lieux produisent ou développent, par associations, des actions. Idem pour la ferme de la Creuse qui se trouve dans le roman : je la connais dans la réalité et j’avais le désir depuis longtemps d’en faire quelque chose. Les personnages ne sont que des silhouettes au début, puis ils se déploient simultanément. Ils deviennent de plus en plus nets, et ce qu’ils disent ou font finit par découler d’une certaine logique. Tout ça – l’intrigue, les décors, les enjeux… – se développe au fur et à mesure des différentes versions que j’écris.

Vous venez de décrire le processus de réalisation d’ Envoyée spéciale. Quel était votre point de départ ?

Au début, j’avais quelques éléments en tête. Une vague histoire de renseignements ou d’espionnage. Une chanson qui pourrait jouer un rôle de code ou de quelque chose comme ça dans ce cadre. Des scènes de séquestration. L’idée d’une mission lointaine, dont j’ai rapidement trouvé la destination, la Corée du Nord. Quelques décors, quelques profils, quelques idées de dialogues, je suis parti de ça. Puis les choses s’organisent en écrivant.

Les différentes versions qui se succèdent sont autant de versions du scénario qui se développe. Mais qu’en est-il de votre écriture ?

Les premières versions, que je trouve très informes, ne sont pas seulement vouées au scénario. Même dans ces brouillons, je ne peux pas laisser une phrase trop approximative. Ou j’en laisse une entre parenthèses, en me disant que je vais y revenir. Mais de toute façon, à la relecture de l’ensemble, plus rien ne va. Donc il faut tout reprendre, chaque fois.

N’y a-t-il pas chez vous une préséance de l’écriture ? Au fond, l’écriture n’est-elle pas plus importante que l’histoire ?

Le plaisir du travail est dans la manière dont ce qui est écrit sert le récit, peut-être parfois plus encore que dans le récit lui-même. Mais l’intrigue est un mal nécessaire. Puis il y a des développements à l’intérieur d’une phrase, d’un paragraphe, qui non seulement s’écartent de l’intrigue, mais peuvent faire repartir celle-ci dans un sens inattendu. En général, l’axe principal de l’histoire, je l’ai prévu. Mais, à l’intérieur d’un chapitre, il peut arriver qu’une façon d’écrire un détail induise une ambiance provoquant tel événement qui n’était pas dans l’intrigue envisagée. Et puis j’ai toujours besoin d’avoir une image mentale de ce que je raconte, comme un plan cinématographique. Or, un plan produit d’autres plans.

Dans une interview, on vous demandait de choisir entre Stendhal et Flaubert, et vous choisissiez Flaubert. L’idée de faire « un livre sur rien », selon l’expression de l’auteur de l’Éducation sentimentale, a-t-elle encore un sens pour vous à une époque où on met surtout en avant les romans à sujets importants, graves, sociétaux ?

Cela a peut-être à voir avec ce que je vous disais sur le fait que le scénario est un mal nécessaire. J’aime bien cette idée de « livre sur rien », c’est une abstraction séduisante, mais c’est aussi une pose – d’autant plus séduisante, d’ailleurs. En fait, je suis un peu pris dans un paradoxe. Il me faut accumuler beaucoup d’informations sur ce que j’ai décidé de raconter, ce qui est le contraire du rien. Et, en même temps, il faudrait que le récit de ces informations ait une forme d’efficacité qui déborde l’information elle-même. C’est en tout cas le plaisir rythmique, actif, aventureux de la fiction, le désir romanesque qui m’ont donné envie d’écrire ce livre.

Les interventions du narrateur sont très nombreuses. Est-ce parce que vous avez besoin de rappeler au lecteur qu’il est dans la fiction ?

Le narrateur se manifeste par « je », « on », « nous » ou « vous » : on peut donc aussi considérer que ce sont des simulacres de narrateur, et donc des personnages supplémentaires. L’usage du « nous » ou du « on », plus complotistes ou ambigus, me plaisait bien pour ce roman, davantage que le « je », qui est lié au type qui raconte l’histoire. Et cette présence multiple, polymorphe, du narrateur renvoie aussi au fait que les personnages sont entièrement manipulés. Ce qui se résume dans le titre d’un roman de Balzac, les Comédiens sans le savoir, que cite le personnage du général dont nous parlions au début. Dans Envoyée spéciale, la plupart des personnages sont à peu près ça : des exécutants qui ont l’illusion d’user de leur libre arbitre.

Tout en étant très drôle, votre roman porte un regard sans illusions sur le monde, et notamment sur l’amour…

Je n’ai pas une vision très heureuse du monde, ce qui n’empêche pas de jouer, justement, avec ses laideurs, mais sans effets de manche, sans posture tribunitienne, en tâchant d’éviter le pathos. A posteriori, je constate que ce que racontent mes histoires est rarement très joyeux. Et, en effet, les personnages amoureux ne sont pas ceux qui sautent immédiatement aux yeux… Cela dit, ce qui peut adoucir le point de vue assez sombre qui est le mien, c’est tout simplement l’amour de la littérature. C’est une chose très puissante dans ma vie, je crois que c’est un peu ce qui me fait vivre. Et si quelque chose de l’ordre d’une entente ou d’une connivence arrive à passer par là avec le lecteur, tout n’est peut-être pas perdu.

[^2]: Tous les livres de Jean Echenoz sont publiés aux éditions de Minuit.

Littérature
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