La subversion par le potager

À Dijon, des dizaines de militants ont réactivé la zone maraîchère des Lentillères, où s’invente un mode de vie alternatif. Une ZAD en pleine ville qui défie un projet immobilier de la municipalité.

Patrick Piro  • 17 février 2016 abonné·es
La subversion par le potager
© Photo : Patrick Piro

Dix ans de maraîchage : elle se dit « à la retraite », Lucie, dos cassé, moralement essorée par une expérience professionnelle éprouvante. Quarante ans, une fille de 7 ans, elle a débarqué il y a deux mois aux Lentillères, à Dijon. Une « zone à défendre » (ZAD) ? « On préfère dire Quartier libre. On est en pleine ville », justifie Gaël.

En 2010, la municipalité annonce la construction d’un écoquartier sur cette aire, pour moitié une ancienne zone de production légumière ensauvagée de dix hectares. « Écoquartier ? Donc avec du bio-ciment et de l’éco-bitume ? », raille un militant. Sur le projet initial, quelques micro-taches vertes sont concédées au milieu d’immeubles de bureaux et d’habitation. Résistance au bétonnage, sauvetage du dernier vestige de la ceinture verte nourricière de Dijon : un large collectif d’opposition se constitue.

Le 28 mars de la même année, des dizaines de militants envahissent les lieux et défrichent dans la journée un hectare de terrain pour faire naître le Potager collectif des Lentillères (le Pot’col’le). Aujourd’hui, le Quartier libre cultive quatre hectares de légumes et abrite près de soixante-dix personnes vivant dans des habitats mobiles ou des maisons expropriées. Lucie entend bien y revivre, « parmi les petits jeunes ». Elle raconte à grand traits son « enfer chez le FN », près d’Auxonne (Côte-d’Or), où la chambre d’agriculture avait trouvé à l’installer, une manière de « crash test », plaisante-t-elle : mère seule, pas docile, adepte du bio, de la vie sans maison et avec des copains chevelus, elle subit le vandalisme sur sa parcelle et sa camionnette, son chien est tué.

Jacquerie

Devant sa yourte encore encombrée d’outils, Lucie a planté trois beaux pieds d’artichaut. « J’adore… Et puis ils attirent des petits insectes magnifiques semblables à des colibris. » On la retrouve au Snack-friche, local collectif construit par les occupants, pour le débat du jeudi, ouvert à tous. Ce soir, c’est autour du film Adieu paysans. « Exactement le modèle dont je ne veux plus, cet asservissement de notre profession commise à nourrir la société. » Ce qu’elle veut faire ici ? Du maraîchage ! « On ne se refait pas… Mais autrement. Ici, on construit ensemble, en mêlant l’agriculture, le bio, le social, la lutte, la démocratie, le lien entre l’urbain et le rural. » Lucie a déjà mis fin à sa « retraite » : samedi, elle va récupérer à Louhans un stock de semences potagères « du monde entier » chez un paysan collectionneur sympathisant.

« Vous venez nous voir pour la décroissance ? » Entre la curiosité et la perplexité, Benjamin. « On ne s’en est jamais réclamé, on n’a pas envie d’apparaître comme un projet portant cette étiquette. » Il s’est vite plongé dans un livre de Paul Ariès pour voir. « Certes, on se sent en communauté de lutte. Ici, nous insistons beaucoup sur la résistance. » Gaël renchérit : « Une certaine idée de la jacquerie, fourche à la main. Pour un certain nombre d’entre nous, la référence, ce n’est pas la sobriété, mais l’extravagance culturelle, anticapitaliste, anti-autoritaire, écolo-libertaire, voire radicale, dans le sillage altermondialiste. Bref, il y a de la diversité. » La Tannerie, foyer voisin de contre-culture punk, a joué un rôle déterminant dans la conquête des Lentillères.

La municipalité, dirigée par le socialiste François Rebsamen, n’a jamais prétendu lâcher prise. En 2012, alors que le site commence à être occupé par des résidents permanents, elle fait donner de la tractopelle pour le saccager. Une centaine de gros trous, que les occupants reboucheront patiemment avec l’aide de -sympathisants en nombre grandissant. Le carottage révèle la richesse du sol : jusqu’à cinquante centimètres d’humus alluvionnaire où tout pousse. Sur une table, un manifeste à l’encre : « Ils ont voulu nous enterrer, ils ont oublié qu’on était des graines ! »

Au cœur du projet des Lentillères, la renaissance du périmètre maraîcher. En cette mi-février, quelques flocons tombent sur les dernières planches de poireaux, de choux et de salades. L’ail nouveau pointe. Avec les conserves d’été, on tiendra jusqu’au printemps. Quand la production dépasse les besoins locaux, le surplus est vendu au marché libre : « On se sert et on donne ce qu’on veut, ça en perturbe plus d’un », sourit Gaël. « L’autosuffisance n’est pas une prétention », précise Benjamin. La perspective d’une oasis autarcique est même un repoussoir. « Nous n’entendons pas seulement habiter ici, mais construire un espace non marchand vivant par des actions, des liens avec l’extérieur, des amitiés. Ce lieu n’existerait plus sans les fêtes, les banquets et la convivialité que nous y entretenons. »

Les visiteurs viennent des alentours, et pas uniquement pour les variétés de tomates bios. Certains, démunis, cultivent eux-mêmes dans le potager collectif. Jean-Pierre, agriculteur en préretraite, a été conquis le jour où un résident des Lentillères lui a tendu une salade bio et un tract lors d’une action en centre-ville. Il passe désormais tous les jours donner un coup de main. Fils d’agriculteurs, Fred a tout lâché pour rejoindre, il y a un an, la petite dizaine d’occupants du Bougie noir, l’une des maisons préservées des pelleteuses de la ville. « Je ne connaissais rien au maraîchage, on m’a appris, et me voilà propulsé transmetteur sur le potager collectif. »

Chantal, à dix minutes à vélo, aide à l’épluchage pour la soupe partagée avec les participants au débat du jeudi. « J’ai connu ce lieu en activité. Fille et sœur d’agriculteurs, je donne un sens très fort à cette réappropriation de l’agriculture en ville et d’une alimentation saine de proximité, par l’échange de savoirs, les liens sociaux et intergénérationnels, la solidarité. »

Pirate

Hiver 2011, chute de Kadhafi, un bouche-à-oreille circule : la ville n’est pas trop hostile aux migrants. Ils affluent, elle est rapidement débordée. Une nuit surréaliste, un groupe de Somaliens frappe à la porte du Quartier libre. « Les Restos du cœur nous ont dit que vous pourriez nous héberger… » Les résidents débarrassent illico une grange percée, l’entraide s’organise sur le fil. Les Lentillères y gagneront la considération des associations humanitaires de la ville, ainsi qu’un enrichissement génétique : l’une des bâtisses encore debout est aujourd’hui occupée par un groupe de migrants sénégalais.

Au Snack-friche, se donnent des cours de français, d’arabe et d’espagnol. On parle anglais au milieu de la villa des Ronces, hameau de caravanes baptisé en hommage à la végétation conquérante. Là s’érige l’ossature en poutres de bois d’une future maison aux murs de paille destinée aux usages collectifs – salle de rencontre, pièce d’eau, toilettes sèches, etc. « Que de la récup, les fenêtres et tout le reste. » Visseuse à la main, Morgane dirige le chantier. Transfuge de la Tannerie, évacuée l’an dernier pour laisser place à la première tranche de l’écoquartier, elle a rameuté des copains du réseau anarcho-libertaire européen.

« L’engagement politique et social de cette lutte est connu, apprécie Liam, qui circule dans toute l’Europe. On y résiste à la gentrification pour imaginer un futur urbain plus écolo, peu consommateur d’énergie. » Morgane nuance : ne pas suggérer un univers baba cool vert. « C’est plus complexe. Certains recherchent un habitat alternatif, d’autres un jardin en ville. Pour ma part, j’avance mon côté “pirate”, critique de la société productiviste. »

Champ libre

Le cabanon des « vegans » cohabite avec le poulailler, les radicaux de la récupération ne s’arrêtent pas à la présence de produits toxiques, les tenants de la permaculture tolèrent le motoculteur du voisin. Une assemblée générale se tient tous les mois, ouverte « à tous ceux qui sont concernés par la défense du lieu, précise Chantal. Autogérer la convivialité, c’est très exigeant, la responsabilité de tous est engagée. »

L’état d’esprit commence à évoluer chez les squatteurs. « Car le rapport de force a évolué en notre faveur, juge Gaël. Je ne vois pas comment la ville pourrait nous virer désormais, nos soutiens vont bien au-delà de Dijon. » Les dernières manifestations de solidarité, en mars 2014 et en octobre 2015, ont rassemblé jusqu’à 600 personnes.

La ville, qui a verdi son projet, n’est toute-fois jamais entrée en négociation avec le Quartier libre. Qui, à force de pressions, a entendu le maire déclarer qu’il n’y aurait pas d’expulsion avant les potentiels travaux – 2017, 2018 ? Bien que réservés sur l’issue, Benjamin et quelques-uns s’autorisent à réfléchir à un avenir post-lutte. « Que serait un “quartier libre” durable au sien d’une ville comme Dijon, qui prétend désormais à l’excellence environnementale ? Laisser le champ libre aux Lentillères serait une belle porte de sortie pour la municipalité ! »

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La gauche en mille morceaux
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