Qui va payer la folie boursière mondiale ?

Les mesures prises après 2008 vont dans le bon sens, mais elles demeurent insuffisantes à l’heure où une nouvelle crise se profile, estime Jézabel Couppey-Soubeyran.

Erwan Manac'h  • 24 février 2016 abonné·es
Qui va payer la folie boursière mondiale ?
© **Jézabel Couppey-Soubeyran** Économiste, maître de conférences à Paris I, auteure de Blablabanque. Le discours de l’inaction (Michalon, 2015). Photo : DANIEL ROLAND/AFP

Revoilà la crise financière ? Huit ans après l’effondrement de 2008, les mouvements erratiques qui font bondir et chuter les bourses mondiales depuis le début de l’année laissent présager un nouveau krach. Malgré un début de réforme des banques et des marchés financiers, les États et l’économie réelle continuent de payer lourdement les atermoiements de « la sphère financière hypertrophiée », estime -Jézabel Couppey-Soubeyran.

Le yoyo des bourses doit-il nous faire redouter une crise généralisée équivalente à celle de 2008 ?

Jézabel Couppey-Soubeyran Ce qui est certain, c’est que nous n’avons pas réussi à aplanir les mouvements très amples des cycles financiers. Pendant la gestion de la crise de 2008, nous avons plutôt continué à les -entretenir avec l’argent injecté par les banques centrales. Théoriquement, les banques doivent profiter des politiques monétaires « accommodantes » [rachat de dettes, injection de liquidités, NDLR] pour octroyer des crédits et participer au financement de l’économie. Nous n’avons pas observé cela car, depuis la fin des années 1990, le modèle d’activité des grandes banques comme la Deutsche Bank ou BNP Paribas est tourné vers les opérations spéculatives et assez peu vers le financement de l’économie. Par conséquent, les liquidités obtenues auprès de la Banque centrale ont surtout été recyclées dans le secteur financier et n’ont pas profité à l’économie réelle. Ce qui a alimenté des mouvements de hausse des prix d’actifs. En Europe, où nous avons en outre suivi une ligne d’austérité budgétaire, cela s’est accompagné d’une récession.

Nous sommes maintenant dans une phase où l’on commence à craindre le retournement de ces mouvements de hausse sur les marchés.

L’économie réelle payera-t-elle cette incertitude des marchés financiers ?

Une crise bancaire et financière est toujours extrêmement coûteuse pour l’économie réelle. Lorsqu’une crise éclate, il y a une contraction du crédit. Dans ces périodes-là, les financements sont très difficiles à obtenir. Tout est gelé. Les acteurs de l’économie font face à des problèmes de liquidités, ils peinent à se procurer des ressources, ils ont des problèmes de trésorerie et se retrouvent dans l’incapacité d’investir. Les ménages craignent pour l’avenir et préfèrent épargner en réduisant leur consommation. Cela provoque un ralentissement très fort de la croissance, voire une récession.

Aujourd’hui, le problème est que nous ne sommes pas totalement rétablis de la période de crise. La consommation et l’investissement demeurent faibles, même aux États-Unis, où l’activité est censée avoir redémarré.

Nous pâtissons d’une déconnexion importante entre la sphère financière hypertrophiée et l’économie réelle, soumise à ces mouvements financiers. On ne pourra pas s’en sortir sans réduire la taille du secteur bancaire et financier, et sans se donner les moyens de réguler ce cycle financier qui dévore totalement l’économie.

Les banques affichent des bénéfices importants, mais dégringolent en Bourse. Connaît-on leur état de santé réel ?

Leur solidité et leur capacité de résistance face à un nouveau choc ont peut-être été surestimées par la Banque centrale européenne (BCE) elle-même, lors de l’évaluation globale des bilans bancaires et des « stress tests » qu’elle a menés fin 2014. Elle a fait un travail sérieux, mais s’est bien gardée de communiquer les résultats qui auraient pu inquiéter. Selon elle, seules 25 des 130 banques européennes évaluées seraient en difficulté en cas de choc, et le besoin de recapitalisation n’était alors « que » de 25 milliards d’euros. Tout allait donc bien, de son point de vue.

Mais d’autres résultats beaucoup plus préoccupants n’ont pas été commentés. Par exemple, le niveau de solvabilité au regard de la part des fonds propres par rapport au bilan total. En réalité, 75 banques sur les 130 avaient moins de 5 % de fonds propres dans leur bilan. La Deutsche Bank n’en avait même que 2 %. Ce genre de résultat aurait dû alerter. Autre point très inquiétant, la BCE a estimé que les 130 banques avaient sous-estimé en moyenne de 20 % la quantité de créances « douteuses » dans leurs actifs. Ce problème resurgit aujourd’hui à propos des banques italiennes.

Les « investisseurs » réalisent-ils maintenant qu’ils s’exposent à des risques ?

Oui, nous sommes en train de prendre conscience de la fragilité cachée d’un secteur bancaire constitué de grandes banques systémiques, de mastodontes dépendants les uns des autres. Un petit nombre d’établissements a un pouvoir énorme sur le marché. Ils sont très connectés les uns aux autres : en cas de difficulté pour l’un d’eux, la transmission du problème se fait immédiatement. Cela peut faire tomber le système tout entier.

La mise en place de nouveaux mécanismes de résolution des crises, avec la règle dite « bail in », permettra de mettre à contribution les gros créanciers des banques en cas de difficulté. L’effondrement de la Deutsche Bank ces dernières semaines vient du fait que ceux qui ont acheté de la dette émise sur le marché ont compris qu’en cas de problème ils devraient mettre la main à la poche.
C’est une bonne nouvelle, car les marchés financiers ont été habitués à ce que les banques fonctionnent avec des règles très souples mais aussi une garantie totale des pouvoirs publics. Très longtemps, le secteur bancaire a fonctionné sans aucune discipline de marché. C’est un peu le réveil des investisseurs face au risque bancaire.

Ces réformes sont-elles suffisantes ?

Non, loin de là. Elles vont plutôt dans la bonne direction, mais elles ne sont pas allées jusqu’au bout pour installer des digues autour du secteur bancaire et financier, de sorte à nous protéger d’un prochain raz-de-marée financier. Il faudrait rétablir le bon ordre des choses : un secteur bancaire qui fonctionne avec des règles à la fois plus strictes et plus simples, ainsi qu’une plus grande responsabilisation des banques et de leurs créanciers. Cela implique bien sûr une plus grande discipline de marché. Combinée avec une intervention préventive des pouvoirs publics pour mettre en place des normes strictes et faire en sorte que cette intervention ne déresponsabilise pas les acteurs.

Au niveau des banques, il est clair que les règles sont encore trop complexes et pas assez rigoureuses. Par exemple, le niveau minimal de fonds propres, le coussin permettant, en cas de problème, d’absorber les pertes, est en réalité pondéré par un « risque » estimé par les banques elles-mêmes avec des modèles internes. Cela leur laisse une liberté beaucoup trop grande. Une règle beaucoup plus simple, fixant un pourcentage de fonds propres en fonction de leur bilan, devrait être instaurée – à l’instar du ratio de levier de Bâle III, mais qui a été fixé à un seuil trop faible de 3 %.

La règle du « bail in » impose que la recapitalisation d’une banque en difficulté soit assumée par les gros actionnaires et non les États, comme ce fut le cas en 2008. Pourra-t-elle tenir en cas de krach ?

C’est toute la question. On ne peut pas être certain que cela fonctionnera en cas de difficulté d’une grande banque. Mais le fait que les investisseurs soient sensibilisés aux risques des banques et à leurs difficultés est une avancée très positive. Jusqu’à présent, les créanciers étaient insensibles aux risques des banques, car ils savaient qu’en cas de problème les pouvoirs publics absorberaient les pertes. Mais leur participation sera de toute façon limitée à 8 % des pertes. Au-delà, dans le cadre de l’UE, c’est le Fonds de résolution qui entrera en jeu. Le problème, c’est que le temps de mise en place est très long. Ce fonds ne sera totalement abondé qu’à partir de 2024. Et il ne disposera que de 55 milliards d’euros pour intervenir. C’est très peu par rapport à ce que les États ont dû verser pendant la crise pour venir en aide au secteur bancaire dans les pays européens. En bout de course, ce seront toujours les pouvoirs publics qui devront secourir le secteur bancaire si les réformes ne vont pas plus vite et plus loin.

Économie
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